— Très bien. Je ne vais peut-être pas aimer ça. Je me ferai une raison.
— Ça ne devait pas arriver, tu comprends…
— Non, pas très bien.
Elle a regardé à droite, puis à gauche et tout à coup, elle s’est mise à pleurer.
— Oh ! papa… ! Je suis enceinte… !!
J’ai pensé : « Voilà. Nous y sommes… ! Et c’est bien un coup à vous assommer un bœuf. »
— Mais dis quelque chose… !
— Nom d’un chien ! ai-je murmuré.
J’en pâlissais sous le masque. J’imaginais qu’à ses yeux je gardais tout mon calme, mais l’argile avait durci et m’empêchait la moindre grimace.
Et ce n’était plus des larmes qu’elle versait, c’était des fontaines que je regardais fixement couler sur sa poitrine et se mêler à l’eau du bain.
— Il faut que tu m’aides… Je t’en prie, papa… je veux une IVG… !
— Allons bon, qu’est-ce que c’est encore… ?!
— Je ne veux pas le garder… ! C’est impossible… !!
Mon visage s’est tellement contracté que des plaques entières se sont décollées de ma figure. D’autres sont restées en suspens dans mes cheveux et se sont baladées sur mon front tandis que je secouais la tête et que je grognais :
— Ah ! nom de nom de nom… !
*
* *
2 octobre 1961
Jérémie a inspecté ma main sous toutes ses coutures. Elle est juste enflée, je n’ai rien de cassé comme je l’avais craint. Enfin, j’espère que je ne suis pas la seule à souffrir.
Aujourd’hui, j’ai fait ce que j’avais décidé. Et malgré la manière dont ont tourné les choses à la fin, je ne regrette rien.
Donc, Ramona ne s’est pas trompée. L’autre est à son travail, l’après-midi, et lui il vient m’ouvrir la porte comme un grand garçon. Je suis venue à pied de chez David pour profiter de l’orage. On reste une éternité sur le palier, lui à rouler des yeux ronds et moi à dégouliner sur le seuil. « Je peux entrer cinq minutes ? » je lui demande. Je dois l’écarter un peu de mon chemin pour passer. Je lui demande aussi où est la salle de bains.
Je m’y enferme. Je suis tellement nerveuse. Et à la fois très calme, je ne sais pas comment dire. Je me mets à tousser et je lui raconte à travers la porte la première chose qui me vient à l’esprit, que j’ai passé la nuit dehors, j’invente n’importe quoi. Et je regarde autour de moi et je ne vois même pas ses affaires à lui au milieu de tout ces trucs de femme.
Je m’examine, penchée au-dessus du lavabo, et je sais que rien ne pourra m’arrêter. Je me mords les lèvres une seconde. Puis je me déshabille en remerciant cette pluie providentielle. J’arrange un peu mes cheveux, je laisse tomber deux ou trois mèches mouillées sur mon visage. Je suis parfaite. On dirait que j’ai tenté de me noyer. Je ressors enroulée dans une serviette.
Je fais celle qui a les pires ennuis du monde mais qui tient bon. Je lui dis que j’ai simplement besoin de souffler cinq minutes, s’il croit que c’est possible, et que je vais filer tout de suite après. Puis je secoue la tête et j’ajoute qu’à la réflexion je ferais mieux de partir sur-le-champ.
« — Bon sang, sois pas stupide… !
— J’avais pas l’intention de te déranger. Je suis montée sans réfléchir…
— Bon, je vais faire du thé.
— Attends… Je ne sais pas… Est-ce qu’Anna va bientôt rentrer ?
— Non, pas avant cinq heures.
— Ah !… parce que je suis pas en état, tu comprends… »
Il se croit obligé de me mentir, ce pauvre crétin ! Anna n’est jamais là avant sept heures du soir. Et j’ai téléphoné à sa boîte pour vérifier. Pendant que j’y étais, j’ai changé ma voix et je lui ai dit : « Bonjour, je suis mademoiselle Baudouin. Je suis chargée d’enquêter sur les catherinettes… » Je hais cette fille. Je hais son appartement et la manière dont elle a arrangé tous ses petits bidules comme une maniaque. Je hais son parfum, ses rideaux de cretonne, son napperon, son tapis, son lampadaire, ses fleurs, son petit univers de lilliputien taré. Je ne vois rien, ici, qui ressemble à Henri-John, c’est à peine croyable… ! Et je sais pas si je dois m’en réjouir ou trouver ça vraiment pitoyable, je n’ai encore rien décidé.
Il arrive avec les tasses. Elles sont si mignonnes qu’on tremblerait à l’idée d’en briser une. Et est-ce qu’il n’aurait pas des petits gâteaux, par hasard… ? Il en a. Je rêve… !
J’appréhende le moment où il va me tendre une pince à sucre.
Je dois me retenir pour ne pas être méchante avec lui. Je dois me répéter que je ne suis pas là pour ça. Mais je note ces petits détails dans un coin de ma tête. Et j’évite de le regarder dans les yeux car j’ai peur de le foudroyer sur place.
Il a vraiment l’air très embêté avec mon histoire. Il n’en revient pas que j’ai pu passer la nuit dehors, il n’est même pas fichu de s’asseoir, il dit : « Mais où ça, dehors… ? », il dit : « Mais quoi… pas dans la rue… ?! », il dit : « Mais t’es dingue, ma parole… ! » Mes réponses ne sont pas très claires, mes gestes vagues et je lui montre bien qu’il me torture, je m’emploie à faire trembler mes lèvres. Il dit : « Très bien, n’en parlons plus. Bois-le pendant qu’il est chaud. »
Comment passer dans la chambre ? Je suis en train de réfléchir au problème, le front baissé, et on reste silencieux un instant.
« — Tu as vu ce mur qu’ils ont construit dans Berlin… ? »
Je ne réponds pas. Je suis pas non plus très emballée à l’idée de m’installer sur ce lit.
« — Tu as vu ces types qui tournent autour de la Terre dans leur fusée… ?
— Pourquoi ça serait moi… ? Pourquoi on parlerait pas de toi pour changer… ?!
— Parce que moi, je ne couche pas dehors. Je n’ai rien à raconter, voilà pourquoi… ! »
Je n’ai jamais supporté qu’il élève la voix avec moi. De temps en temps, j’essayais de tenir bon, mais je n’y arrivais pas, je sentais tout mon corps se raidir et c’était parti, jamais je ne m’écrasais devant lui. Il a de la chance que nous soyons aujourd’hui, que je sois en mission spéciale.
Je suis la première étonnée du pâle sourire que je lui envoie. Il y a aussi une chose qui me met hors de moi et que je refuse de reconnaître sur le coup, en me disant que ce serait la meilleure. Mais je veux pas raconter des blagues, il m’intimidait, voilà tout, et c’est une de ces choses au monde que je n’aurais jamais cru possible, que je n’aurais même pas pu imaginer. Comme quoi, dixit Alice, « le serpent n’a pas l’habitude de te trouver avec un bâton à la main ».
« Est-ce que tu veux t’allonger ?
— Pourquoi je voudrais m’allonger… ?
— J’en sais rien, je te trouve un peu pâle… T’es peut-être fatiguée, j’en sais rien…
— Je suis pas fatiguée. »
C’est parce que, l’espace d’une seconde, je redeviens normale et que j’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi. Surtout lui, je suis assez grande.
Mais c’est vraiment la journée où je dois tout avaler, où ma fierté en prend un bon coup. Je suis une espèce de sainte, j’imagine. Alors je me lève sans ajouter un mot et là j’en crève d’humiliation, mais je suis son conseil et je file jusqu’au lit comme une petite fille obéissante.
Je le trouve un peu mou, le lit, c’est elle tout craché. Je me suis jamais laissé avoir par son air décidé, ni par ses manières autoritaires. Au fond, je crois pas qu’elle ait grand-chose dans le ventre. C’est pour ça qu’elle a mis le grappin sur un type de dix-huit ans, c’est parce que c’est plus facile à manier. C’est parce qu’elle n’a pas confiance en elle et que le monde lui flanque la trouille, enfin je vois ça comme ça. C’est comme Karen qui n’a jamais voulu revoir le père de son enfant, Karen qui s’endort encore en suçant son pouce. Elles ont le même genre de problème.
Je ne sais pas ce qui va se passer, maintenant. Peut-être qu’il va rien se passer du tout. Peut-être qu’ils sont couchés ensemble, en ce moment, pendant que je remplis ce journal, comme une idiote, un bras serré entre mes jambes et dévorée d’impatience, oui, comme si quelque chose allait arriver, quelque chose de dingue et d’impossible, et d’être aussi naïve me rend malade. Un jour, j’ai planté un bananier dans le jardin, un pied qu’Alex nous avait ramené. Je n’ai écouté personne. Nous étions en plein hiver. Je croyais que ma foi serait une raison suffisante.
Il est d’accord pour que nous fumions une cigarette, à condition d’ouvrir la fenêtre. Il ne pleut plus, mais les nuages sont toujours là et il fait sombre.
Je sais pas de quoi on parle.
Il est étendu à mes pieds, en travers du lit. Au bout d’un moment, je relève mes genoux contre mon menton. Je sais pas ce qu’il voit au juste mais ça devrait lui donner une idée, au moins de mes cuisses. Et subitement, il se met à faire lourd ou peut-être que c’est moi ou mes cheveux qui sont encore humides. Mon front devient moite et l’intérieur de mes mains. Je crois qu’il est en train de me parler d’une vieille histoire, je sais pas ce qui lui prend, quelque chose qui a dû commencer par : « Tu te rappelles, le jour où… etc. » Il a l’air attendri, c’est tout ce qui m’intéresse. J’évite de le regarder pour ne pas le déranger, je ferme à demi les yeux comme si j’étais plongée dans nos aventures et le fait est que je suis presque bercée par sa voix.
J’ai soif mais je n’ose pas lui demander à boire. J’ai l’impression qu’il suffirait d’un geste ou d’un bruit pour tout flanquer par terre. Je me suis légèrement parfumée avant de venir. En sortant du bain, devant la glace, j’ai pensé que mes seins lui plairaient sans doute pas, mais ça ne m’a pas descendu le moral, jusqu’au moment de partir j’ai gardé le sourire aux lèvres. J’étais en pleine forme. J’ai fini par laisser la place à Karen qui tambourinait depuis des heures à la porte et je l’ai pas envoyée promener. J’ai mis un peu d’ordre dans le salon sans qu’on ait rien à me demander. J’ai aidé papa à traduire une lettre qu’il envoyait à Cunningham à propos d’Antic Meet et de machins qu’il fallait demander à John Cage et qui perturbaient Ramona. Je voulais savoir pourquoi il me regardait comme ça et il m’a dit que c’était pour rien, que j’étais comme le soleil de l’été, et ça, je ne pourrais pas inventer une chose pareille. En temps normal, j’aurais levé les yeux au ciel, mais cette fois, j’ai hésité, j’ai failli me pendre à son cou. Je suis pas très curieuse de savoir quel genre d’image sinistre je pourrais lui inspirer en ce moment. D’ailleurs, même ma chambre paraît lugubre.
J’ai passé ces derniers jours comme une imbécile heureuse. Je n’arrivais pas à me décider. Je me posais tellement de questions, ça me paraissait tellement énorme, tellement dingue et inimaginable que pas une fois je n’ai pensé à ce que j’allais trouver de l’autre côté. Ou plutôt, ça me semblait si limpide… Il allait de soi que tout allait s’arranger si je le faisais. J’ai passé tout mon temps à me persuader qu’il n’y avait pas d’autre moyen, qu’on ne pouvait plus attendre, et je me suis fichue de moi et de mes scrupules, est-ce que je n’écrivais pas encore, pas plus tard qu’hier, je me cite : « Ne fais pas un tel cinéma de cette histoire. Ne sois pas stupide. Laisse tomber si tu veux mais épargne-moi tes simagrées, tu seras gentille. Si tu étais seulement la moitié de ce que tu crois être, tu ferais ce que tu as à faire, sans ruminer tes machins à l’eau de rose. » Enfin, c’était surtout facile à dire. Et maintenant, quelle est la suite… ? Maintenant que j’ai accompli mon formidable exploit, où est ma récompense, où sont les mains qui étaient censées m’applaudir, où est mon sourire dans toutes ces merdes lyriques ?
J’ai trouvé le moyen, pendant qu’il me parlait, et avec des gestes invisibles, de desserrer le nœud de ma serviette-éponge. Non pas que j’aie craint que ça pourrait lui poser un problème (à la simple idée d’en dénouer un, il sourit), mais le temps passait et il se contentait d’effleurer mes doigts de pieds avec l’air de ne pas y toucher, comme si nous étions dans un champ et qu’il s’amusait avec un brin d’herbe. À ce rythme, on y était encore dans cent sept ans. Je lui trouvais pourtant des excuses, j’admettais l’avoir toujours coupé dans ses élans et j’imaginais qu’à sa place je serais en train d’y réfléchir à deux fois. Le pauvre chéri attendait sans doute un signe de ma part.
Eh bien, il l’a eu. Je ne sais pas s’il était installé trop au bord du lit ou quoi, mais il en est tombé par terre. La grenouille venait à peine d’écarter ses genoux, ainsi que les pans de la serviette, qu’il disparaissait dans un bruit sourd.
Je me dresse sur un coude. Il est un peu pâle. Je lui demande si ça va. Et il remonte sur le lit.
J’étais folle de rage quand je suis partie de chez lui, et je le suis encore, ça me revient par bouffées et je dois m’arrêter d’écrire si je veux pas raconter n’importe quoi à son sujet, je dois attendre de retrouver mon calme. Ça m’est difficile à présent de dire tout le bonheur qu’il m’a donné, ça m’arrache la gorge, mais je vais essayer de le faire, je vais essayer d’être honnête.
Être honnête, ça signifie pour commencer que j’en avais vraiment envie et ça se peut que j’embellisse les choses, mais aussi peut-être que c’est pas très malin de dire ça, est-ce qu’on peut embellir des choses avec des paroles, enfin ce genre de choses ?
Il a été doux et gentil. C’est moi qui ai fini par me déchaîner au bout d’un moment, qui me tortillait comme une anguille et m’enroulait comme un serpent autour de lui. Je voulais pas qu’on tombe dans le genre conte de fées, avec violons au clair de lune, je voulais pas qu’on s’attendrisse de trop et qu’on sombre dans l’infantilisme, qu’on se tienne la main et qu’on soupire, qu’on se regarde dans le blanc des yeux. Je m’étais juré de l’éviter. Je voulais que ce soit fort et silencieux, et rien d’autre. Je pensais que nous pourrions parler une autre fois, si nous avions des choses à nous dire. Mais pas ce coup-ci. Avant même de frapper à sa porte, je savais exactement jusqu’où je comptais aller, et au-delà de quelle limite je ne me laisserais pas entraîner. Il y a un certain sujet que je refuse d’aborder moi-même parce qu’il m’effraie plus ou moins, m’agace et me complique la vie. C’est pourquoi je me méfiais comme la peste du moindre temps mort, par exemple je l’empêchais de me caresser la joue, je saisissais sa main et la plaquais autre part. On dirait que je l’ai échappé belle. Ça me fait du bien d’y penser, ça me rassure de ne lui avoir rien cédé d’autre que du purement sexuel, sans quoi c’est pour de bon que je me sentirais mal à l’heure qu’il est.
Peut-être que tout est venu de cette peur que j’avais de m’embarquer un peu trop loin. Et j’ai l’impression que ce que j’ai retenu d’un côté a débordé de l’autre, ça me semble naturel.
Je voulais qu’il s’en souvienne, également. Je voulais qu’il en perde l’appétit et le sommeil, si possible. Et j’avais conscience que ce ne serait pas facile, que je me créais un handicap en n’en faisant qu’une histoire de fesses. Alors j’y suis allée.
Je crois qu’il a très vite compris ce qui se passait, qu’on n’était pas là pour se raconter des salades. Et de mon côté, comme il y avait des jours que je m’y préparais, je me trouvais dans un état d’excitations avancée, tel que je n’en avais guère connu jusque-là. C’est bien simple, je ne pouvais pas tenir en place, et j’étais énervée au point de lui compliquer la tâche quand on s’est mis à ôter ses vêtements.
J’ai renoncé à comparer cette séance avec les meilleurs moments que j’ai eus avec David. Moi qui suis d’ordinaire plutôt encline à la réserve, j’ai couiné et grogné sans retenue, ce qui m’a légèrement surprise au départ. Puis ces bizarreries m’ont enchanté car elles me confirmaient que tout cela sortait de l’ordinaire et que nous allions dans le sens que j’avais espéré.
Chaque bouffée d’air que j’aspirais se changeait en aphrodisiaque, autrement dit chaque minute qui s’écoulait m’échauffait un peu plus. Quoi qu’il me faisait, je réagissais au quart de tour. S’il touchait mes seins, je me cambrais vers lui, s’il passait simplement une main entre mes jambes, je frémissais de tout mon corps. Corinne m’avait parlé quelquefois de certaines et rares expériences qu’elle avait eues. « Eh bien, me glissait-elle à l’oreille, imagine un drôle de rêve où c’est toi mais ce n’est pas vraiment toi, tu te mets à ressentir de drôles de choses pour commencer, et puis voilà que tu te mets à faire de drôles de trucs, enfin euh… tu vois ce que je veux dire, tu te retrouves avec le diable au corps, ma vieille, ni plus ni moins… ! » J’avais toujours pensé qu’elle fabulait. Je n’avais peut-être pas son expérience mais j’en savais tout de même assez. J’étais d’accord que ça pourrait devenir très agréable, mais pas au point d’en perdre les pédales. Je la laissais délirer avec ces histoires parce que ça m’amusait. Je trouvais ça génial tellement c’était con et puéril.
Je l’ai frappé de toutes mes forces. Je ne crois pas qu’il se soit rendu compte que ce n’était pas uniquement de la colère qui me donnait une telle puissance. Je ne crois pas qu’il ait établi un rapport entre la violence de mon coup et le plaisir qu’il m’avait donné. Quand il a roulé sur le côté, avec un soupir satisfait, je jouissais encore (non seulement tout ce qu’elle m’avait dit était vrai, mais elle en avait oublié, je réalise) et je me disais que j’étais fichue, que j’allais étendre un bras vers lui en dépit de toutes mes résolutions. Je me sentais fléchir et je m’en fichais. Une voix me répétait que mes serments ne tenaient plus, que la situation était différente. Il était encore dans mon ventre, dans ma bouche, serré contre ma poitrine, enfoui dans mon cou, transpirant entre mes bras.
C’est alors que, d’une certaine manière, j’ai eu une chance incroyable. Il a parlé avant que je ne fasse un geste, avant que je ne commette la bêtise irréparable. Si j’avais ne serait-ce qu’effleuré sa main, je… enfin j’aime mieux pas y penser.
Il a dit : « Elle ne va pas tarder à rentrer. Je crois que tu ferais bien de te rhabiller. »
Je me suis levée en silence. Je suis allée à la salle de bains et j’ai renfilé mes vêtements humides et glacés sans la moindre grimace et calmement et pâle comme un linge. Puis je suis retournée dans la chambre. Il était encore allongé sur le lit. J’ai serré mon poing avec toute la rage et la tendresse qu’il éveillait en moi. Il a souri. Je lui ai balancé mon poing en pleine figure, avec tout le poids de mon corps. J’en ai failli me casser la main.
*
* *
Mon aventure avec Anna se termina le soir même. Après une explication orageuse, elle jeta mes affaires dans une valise et la flanqua sur le palier. Elle gémissait et hurlait en même temps, menaçait d’arracher la compresse que je tenais collée sur mon œil. Puis elle me poussa dehors, claqua la porte. Et la rouvrit aussitôt, me tira à l’intérieur et recommença de tourner autour de moi. Elle me répétait : « Dis-moi que tu n’as pas fait ça… !! », alors que je venais de lui raconter toute l’histoire dans les détails.
J’étais dans un état second. Si ulcéré par ce qui m’arrivait que je ne savais plus pourquoi je m’accrochais à cette fille, ni même comment l’on pouvait rechercher la compagnie de l’une de ces cinglées. Pleurant à moitié et boxant mon bras – peut-être s’entraînaient-elles ensemble ? –, elle me mit de nouveau à la porte. La cage d’escalier s’emplit d’un goût de catastrophe et de liberté légèrement étourdissant. Mais elle me rattrapa sur les premières marches. Ma valise roula jusqu’à l’étage du dessous.
— Toi et moi, c’est fini… !! me hurla-t-elle au visage.
Elle me poussa dans le fauteuil. Puis tenta de me griffer la figure. Je la bloquai avec mon pied. Tout d’un coup, je comprenais que ma vie avait été saccagée par les femmes, qu’elles avaient été la cause de toutes mes peines, de tous mes ennuis, du sombre fouillis qui envahissait mon cerveau.
— Oh ! espèce de salaud… !! fit-elle en tombant à mes genoux, les étreignant et les mouillant de larmes, tu n’avais pas le droit… !!
Tandis qu’elle s’attendrissait, je sentais se réveiller en moi, tels des spectres se relevant d’un champ de bataille, la grande armée des humiliations, des tortures, des contraintes qu’elle m’avait infligées et dont la rumeur féroce montait dans ma poitrine. J’étais assommé par cette soudaine insurrection. C’était comme un barrage qui cédait, comme si je déversais un flot de sang brûlant sur elle, mais elle se cramponnait à mes jambes. Lorsqu’elle se mit à dégrafer ma braguette, je bondis sur mes pieds.
— Mais qu’est-ce qu’y a… ?! brailla-t-elle avec des yeux fous.
Elle m’avait tenu pendant des mois avec de telles pratiques, chaque centimètre carré de son corps avait œuvré contre moi, m’avait aveuglé et enchaîné et écrasé sans merci. Ah ! comme tout cela me semblait tiède et dérisoire après la séance que je venais de passer… !
Alors je perdis la tête, moi aussi : pour la première fois, je découvris que je pouvais lui résister, que ce que j’avais tant craint de perdre n’allait peut-être pas me tuer si je m’en débarrassais. Cette idée déclencha en moi des sentiments contradictoires. C’était comme si je devais sauter d’un pont, j’en avais les jambes qui tremblaient mais j’avais une folle envie de le faire, c’était très angoissant et merveilleux, c’était l’appel de l’inconnu, sombre et enivrant. J’éclatai d’un rire sauvage. Se sentant visée, elle répliqua deux ou trois bobards concernant ma virilité. Elle n’avait pas compris que ce n’était pas d’elle que je me moquais, mais de moi, qui m’étais cru prisonnier, qui m’étais imaginé de lourdes chaînes.
Je me sentirais un peu moins joyeux quelques heures plus tard, quand l’excitation de la délivrance viendrait à s’essouffler et que je me retrouverais seul de nouveau. Pour l’heure, quoi qu’il en soit, je m’emballais. Je lui dis qu’elle pouvait garder la Volkswagen, ce qui loin de la calmer la crispa davantage. Comme elle barrait la porte et qu’elle semblait réfléchir à toute allure, je n’arrivais pas à savoir si elle voulait simplement me retenir ou si elle cherchait à me coincer pour me piler sur place. En fait, je crois qu’elle désirait me garder et me réduire en bouillie, les deux.
Je l’observais en pensant que je l’avais déjà sans doute quittée cent fois depuis que je la connaissais, aussi n’avais-je rien de particulier à lui répondre. Je ne comptais plus les occasions où elle avait menacé de me virer et à la suite desquelles j’avais capitulé. Je réalisais à présent à quel point elle m’avait bluffé, quel imbécile je faisais, et tout ce qu’elle avait fabriqué continuait de s’écrouler, de s’anéantir au fur et à mesure, et elle n’y pouvait rien. Plus elle cherchait à composer – elle décrétait maintenant que nous devions parler –, plus le plancher brûlait sous mes pieds.
J’étais trop excité pour discuter de quoi que ce soit, trop fasciné par mon nouveau pouvoir pour résister à l’envie de m’en servir. C’était un bouleversement si subit et inattendu que j’en grimaçais comme sous le coup d’une accélération formidable. Elle crut que je fléchissais. Elle me tendit la main et proposa de nous allonger sur le lit afin de remettre nos idées en place. Je me dirigeai vers la sortie.
— Si tu franchis cette porte…, lança-t-elle.
Rarement je ne me sentis autant d’allant qu’à la seconde où je l’ouvris.
— Bon Dieu ! Alors fiche-moi le camp, salopard… !! rugit-elle dans mon dos.
J’étais sur un nuage. Elle brisa quelque chose sur ma tête, des morceaux de je ne sais quoi volèrent autour de moi, mais je ne sentis rien et ne me retournai même pas. Je ramassai ma valise au passage, l’empoignai d’une main glorieuse. Quelques trucs tombaient dans la cage d’escalier, des bouquins pour la plupart, que je m’apprêtais à récupérer en bas.
Avant de m’installer au piano, le patron m’entraîna dans les toilettes et m’aida à nettoyer ma plaie. Pour ce qui était de mon œil, il changea la compresse qu’il imbiba d’arnica et qu’il fixa au moyen d’une croix de sparadrap.
— T’es un gentil garçon, Henri-John…, me dit-il. Mais j’aimerais pas que ça se reproduise. Ça la fout mal auprès des clients, on se demande d’où tu sors…
J’avais tenté de m’offrir un petit coup de fouet en sortant de chez Anna, mais les bars s’étaient refermés devant moi, mon allure les avait inquiétés. J’avais dû me contenter d’un banc sur la place Saint-Michel et d’un flacon de whisky que j’avais descendu tandis que je comptais les morts. Pour rien au monde je ne serais revenu en arrière, mais je ne voulais pas me cacher que mon exploit me coûtait cher. Une légère angoisse avait fondu sur moi avec le soir tombant. Je me surprenais à me remémorer les bons moments que j’avais passés avec Anna et j’avais du mal à m’en empêcher, bien que ce ne fût pas le meilleur remède pour ce début de vague à l’âme qui s’annonçait, ce vide, après la victoire, qui s’ensuivait.
Lorsque je me mis au piano, il était déjà tard, la salle était bleue de cigarettes et mon quart de queue surgissait de la brume comme un autel de pierre sur une lande écossaise. J’étais triste et joyeux, blessé, seul et un peu ivre. Je leur jouai du blues.
Georges vint me chercher à l’hôpital le surlendemain, à la suite d’un coma éthylique dans lequel j’avais sombré pour célébrer mes aventures. On m’avait gardé toute une journée en observation, c’est-à-dire sous l’œil d’une certaine infirmière qui ne m’apportait de l’aspirine qu’au compte-gouttes et me répétait que c’était bien fait, que le Seigneur m’avait puni et qu’il débarrasserait cette ville de tous les blousons noirs pour qui se battre et boire était le seul souci.
Je me sentais faible. Je ne réussis même pas à raconter à Georges comment cela m’était arrivé car je n’en savais trop rien. On avait posé des verres sur le piano. J’avais joué et l’on m’avait encouragé. Je me souvenais d’un moment très agréable où l’on avait joué et chanté avec moi, où des gens m’entouraient et applaudissaient à mes élucubrations encore toutes fumantes et vives des sacrées histoires que je venais d’encaisser. Et il y avait eu d’autres verres. Et j’avais suivi des gens après la fermeture de la boîte. Comment savoir au juste… ?
Georges me proposa de marcher un peu, d’aller respirer dans le square d’à côté. La lumière du soleil me fit frissonner comme un vampire et mes jambes n’étaient pas les miennes. Nous nous assîmes sur un banc.
— C’était une belle fille…, me répondit-il après que je l’eus mis au courant de ma rupture. Enfin, un peu sèche au téléphone…
— Ah !… parce qu’elle t’a appelé… ? me raidis-je.
— Oh ! elle n’avait pas grand-chose à dire… D’ailleurs, je n’ai pas compris pourquoi elle s’en prenait à Édith…
J’écarquillai les yeux pour jouer à l’étonné, mais la peau de mon visage me tira comme du carton.
— Édith… !? Mais à quoi ça rime… ?!
— Bah… c’était peut-être la première chose qui lui passait par la tête… Je crois qu’elle insinuait qu’Édith et toi…
— Ah ! oui, mais alors ça, tu sais, c’était son idée fixe… Tu vois, alors ce que tu dis, ça m’étonne pas, elle est à moitié dingue, je t’assure, elle est prête à inventer n’importe quoi… Écoute, tu penses bien, je te jure que…
— Mais bien entendu… Calme-toi… Figure-toi que j’ai bien compris ce que ça cachait. Je me suis permis de lui rappeler que vous n’étiez ni frère et sœur, ni même cousins germains, que je sache… J’ai eu l’impression que ce n’était pas clair dans son esprit…
— Ouais, mais quand même je lui dirai deux mots-Bon sang, j’en reviens pas qu’elle ait fait ça !
— N’y pensons plus. Je crois que c’est elle qui s’est trouvée la plus bête dans cette histoire. Elle s’attendait certainement à ce que je m’étrangle au bout du fil, mais la pauvre, tu sais, je n’ai pas été très gentil avec elle, j’ai joué le jeu, je lui ai dit qu’elle ne m’apprenait rien et que j’étais au courant… Je te prie de croire qu’elle s’est calmée tout d’un coup…
— Ha ! ha !… fis-je du mieux que je pus.
— Bah, c’était une coquetterie de ma part, je n’avais pas l’intention de la désoler davantage… Mais tu sais ce que c’est…, je ne voulais pas qu’elle me prenne pour plus idiot que je ne le suis…
Comme il m’observait avec attention, je partis dans un terrible bâillement, étirant furieusement mes bras et mes jambes. Il passa un bras sur mon épaule et renversa la tête vers le ciel.
« It was early, early in the spring,
The birds did whistle and sweetly sing,
Changing their notes from tree to tree,
And the song they sang was Old Ireland free… », fredonna-t-il.
Cela signifiait qu’il était de bonne humeur.
Je faillis résister lorsqu’il me proposa de rentrer à la maison. J’aurais voulu lui dire que je ne me sentais plus un gamin, que cette expérience m’avait rendu adulte, mais je le suivis sans dire un traître mot. Ma fierté en souffrit un peu, sur le coup.
Je passai les trois premiers jours sans manger, comme un qui serait entre la vie et la mort. La nuit, je me forçais à rester éveillé, pour préparer mes cernes du lendemain matin. Spaak m’avait prescrit des vitamines dont j’engraissais le jardin, juste sous ma fenêtre. Je traînais des pieds, je me levais d’un siège avec de petites grimaces contenues, je m’accrochais à la rampe de l’escalier et j’avais un sourire qui semblait me coûter mes toutes dernières forces.
J’espérais que le message était clair : j’étais un blessé à demi inconscient qu’on avait évacué et qui rentrait au pays à son corps défendant. On pouvait en juger. D’ailleurs, je n’avais pas défait ma valise. Je la laissais en évidence au milieu de ma chambre et je refusais qu’on y touche – je n’étais pas mécontent de cette espèce d’illumination.
Comme un bonheur n’arrive jamais seul, c’est dans ce triste état que je me présentai devant l’armée, orphelin de père, tenant à peine debout et porteur d’un dossier médical que Spaak m’avait concocté et qui me tournait en épileptique, à tendance maniaco-suicidaire. Je n’eus pas besoin d’en rajouter. En tant que veuve de guerre, Élisabeth Benjamin versa quelques larmes de joie en apprenant que son fils venait d’être réformé et j’acceptai, à cette occasion, une petite goutte de champagne et deux ou trois gâteaux secs, ainsi que les félicitations de tout un chacun – Édith était absente en ce douillet après-midi.
Depuis que j’étais au monde, ma mère m’avait garanti que je ne porterais jamais l’uniforme, mais ce jour-là, elle fut tranquillisée pour de bon. Moi aussi. D’autant que je n’étais inscrit dans aucune école et que les certificats brumeux que Georges fournissait en vue de prolonger mon sursis menaçaient à chaque fois de faire long feu. Je profitai donc de cette belle journée et de la calme euphorie qui régnait à la maison – quand Édith n’était pas là, je ne récoltais que des sourires – pour déboucler ma valise, considérant dès lors que mon retour était effectif et mon honneur hors de danger après une bonne semaine de convalescence.
Ces quelques jours me donnèrent aussi le temps de réfléchir. Entre autres, il me fallut admettre que je n’étais pas pressé de quitter la maison. Ça n’allait pas dans le sens de ce que je voyais, entendais autour de moi chez ceux qui avaient mon âge, ou encore de plus jeunes, et qui ne songeaient qu’à se tirer de chez eux quand ce n’était pas déjà fait. S’ils tardaient à franchir le pas, ils n’en avaient pas moins que cette idée dans la tête, et à les écouter, la vraie vie commençait sur le seuil de la porte. Très bien, je ne disais pas le contraire. Je ne disais rien du tout. J’avais simplement du mal à trouver ce qui était censé m’étouffer entre ces murs, m’aliéner, me châtrer, me sortir par les yeux.
D’ailleurs le soir même, sur les coups de onze heures du soir, j’enfilai un tee-shirt immaculé et un pantalon de pyjama, puis je me glissai dans la chambre de Ramona, rasé de frais et miaulant à part moi comme un tigre. Je n’y trouvai pas exactement ce que j’espérais, mais je ne repartis pas sans rien. D’abord elle me dit non, qu’elle ne pouvait pas. Je m’effondrai, désespéré, en travers de son lit. Elle m’embrassa sur le front, me caressa les cheveux, ce qui relevait du cautère sur une jambe de bois. L’esprit ailleurs, je lui donnai toutefois de mes nouvelles, répondis à ses questions et la laissai tripoter ma main gauche qu’elle considérait un peu comme son enfant chéri. Puis elle reprit son vieux couplet sur nos relations sexuelles, m’enjoignant de baisser la voix quand je m’insurgeais contre ses scrupules, quand je lui jurais que bien au contraire ça ne pouvait pas nous faire de mal, qu’est-ce qu’elle allait chercher… ?! D’après elle, je comprendrais plus tard. Mais en attendant, j’étais le plus gentil garçon qu’il y ait au monde, celui qu’on avait langui durant si longtemps, celui qui revenait avec de si mauvaises pensées mais qu’on ne pouvait s’empêcher de serrer dans ses bras. Elle sourit en fronçant les sourcils, puis glissa tout de même une main dans mon pantalon et je compris que c’était ça ou rien.
Je humai l’air du couloir en retournant à ma chambre. À la nuit tombée, lorsque une lourde et silencieuse obscurité flottait dans les étages, il s’y développait une odeur très particulière que j’avais appris à discerner depuis mon enfance. On pouvait la sentir, l’écouter, presque la saisir en clignant des yeux. Je m’y exerçai un instant. Tout le monde semblait dormir – sauf Édith qui ne couchait pas à la maison ce soir-là.
Réfléchir. Mais je n’entretenais pas un volcan en irruption sous mon crâne, simplement une légère ébullition qui me chatouillait le cuir chevelu en permanence et réglait ma vision sur des angles nouveaux, selon que j’en observais l’une des quatre. Car j’avais eu une sorte d’illumination, un beau matin, en prenant mon petit déjeuner avec Alice. Elle tenait le New Yorker à la main et m’annonçait la mort de James Thurber, dont elle conservait les dessins depuis des années et qu’elle tenait aussi pour un excellent écrivain, mais je ne l’écoutais qu’à moitié. Elle venait de saisir un sucre. Mille fois, je l’avais vue accomplir ce rituel, et c’était un des trucs les plus absurdes que je connaissais. Parce qu’elle ne mettait jamais ce sucre dans sa tisane ou dans son café. Elle le mangeait après.
C’est alors que mon esprit fut éclairé, que j’entrevis une voie qui m’avait échappé. Le sexe était une chose. La vie en était une autre. Et nul n’était besoin de gâcher celle-ci pour obtenir la première. Alice me demanda si c’était la mort de Thurber qui me faisait sourire. Je la rassurai tout en posant sur elle mon regard oblique. Non. Elle, bien sûr, il n’en était pas question.
Rebecca non plus – mais là, ce n’était pas faute d’en avoir envie. Édith, je préférais ne pas en parler. Ramona s’essoufflait. Il me restait donc Karen, Chantal, Olga et Corinne. Je n’avais pas de préférence. Je m’offrirais à celle qui voudrait bien de moi. Je brûlais déjà de leur expliquer les multiples avantages qu’elles trouveraient à ma compagnie : outre qu’elles conserveraient leur liberté, je leur garantissais tranquillité, discrétion, célérité, enfin bref un service impeccable et sans aucun engagement, et ce, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Il me semblait formidable que nous puissions nous avoir sous la main, les uns et les autres, sans être obligés de courir par monts et par vaux à la moindre faiblesse de la chair.
Quoi qu’il en soit, l’affaire n’était pas dans la poche. Oli pensait que c’était risqué. Il m’avoua même avoir tenté sa chance avec Olga – j’en restai comme deux ronds de flan – et ajouta que s’il ne m’en avait pas parlé plus tôt, c’était que ça n’avait pas marché.
— Bon Dieu ! Mais qu’est-ce que t’as fait au juste… ?!
— Eh bien… un soir, nous n’étions plus que tous les deux à regarder la télé et j’étais assis à côté d’elle. Alors au bout d’un moment, j’ai fini par poser une main sur sa cuisse…
— Mmm…, grimaçai-je, ça l’amusait quand on avait dix ans. On pouvait encore lui toucher les seins, elle disait trop rien, on était pas encore des pestiférés…
— Oli, tu enlèves ta main tout de suite… ! grinça-t-il en imitant Olga. Ma parole, on aurait dit que j’allais la tuer…
Je devais donc agir avec la plus grande circonspection, ne m’élancer qu’à coup sûr. Faire en sorte de les dessiller, de les amener à reconsidérer la question en ce qui me concernait. Qu’elles oublient le petit bonhomme qu’elles avaient dorloté, le mignon qu’on taquinait dans les loges au moment des séances d’habillage, le gamin qui préparait son nid sur leurs genoux. Qu’elles effacent de leurs mémoires l’adolescent dont les élans prêtaient à sourire, qu’elles n’aient plus l’air de tomber des nues dès qu’on leur proposait du sérieux. C’était un boulot considérable, mais qui valait qu’on s’y attelât.
L’hiver se passa sans histoires. Je les espionnais. Je n’avais pas grand-chose à faire en dehors de mes cours de piano et de mes exhibitions du soir que j’avais tenu à poursuivre afin de donner un peu plus de poids à mon personnage. Je les épiais à la moindre occasion. Une sombre encoignure, le rideau d’une fenêtre, un journal, un trou de serrure m’étaient du pain bénit. J’étudiais leurs crèmes, leurs médicaments, leurs pommades, dressais la liste de leurs plats préférés. Je connaissais leurs mensurations par cœur. Je savais le jour de leurs règles, j’avais calculé les moments les plus propices et stockais des préservatifs pour parer à toute éventualité.
Elles étaient dures à la détente. Aux premiers flocons, je ne leur étais pas encore apparu sous un jour vraiment nouveau mais l’entreprise était de longue haleine. J’avais choisi de jouer les indifférents plutôt que de me précipiter et de provoquer un affolement généralisé. Certains compliments bien choisis et distribués au compte-gouttes avec une mine innocente, me dévouer quelquefois pour les aider à la cuisine, me trouver là par hasard quand elles dépendaient leur linge, voilà tout ce que je me permettais. Et ce n’était pas du luxe. Il s’avéra que je remontais une pente difficile : au gré de leurs conversations – je m’efforçais de m’y glisser lorsqu’elles étaient purement banales, y affichant un sobre intérêt – je finis par comprendre que je leur avais cassé les pieds avec mes airs supérieurs et toute ma fichue littérature. Je mesurai le chemin à parcourir.
Si ma vie sexuelle tendit alors vers le néant total – faire céder Ramona relevait du tour de force –, je fus récompensé, au cours de mes observations, par de vrais bonheurs d’entomologiste. Muni d’une loupe, je découvris des pellicules sur l’oreiller d’Olga, des cheveux blancs sur la brosse de Karen. Des taches, à mon avis, de sperme séché sur une robe de Chantal. Un poil noir, dans une culotte de Corinne, dont je croyais la blondeur naturelle. Il était rare qu’au cours de la semaine je ne fis pas une de ces trouvailles qui, dans mes recherches, tenaient du petit miracle. Cela me réjouissait pour le restant de la journée. Le moindre fait nouveau, le moindre détail venaient enrichir mon étude. C’était passionnant. J’avais commencé à les examiner d’un peu près avec la seule intention de me mettre en chasse, le moment venu, si possible en sachant de quoi il retournait. Mais comme les montagnes reculaient à mesure que j’en approchais, que les journées étaient longues en hiver et que ma nouvelle manie avait d’une part de bons côtés, de l’autre un intérêt scientifique, je m’y consacrai avec obstination, me consolant du mieux que je pouvais. J’essayais de ne pas penser – et j’y arrivais en m’enivrant de la joie de mes chères découvertes – que ma carabine restait pendue au vestiaire.
Je les écoutais, l’oreille collée à la cloison de la salle de bains. Je les écoutais dans leur chambre. Je les écoutais à travers la cloison des chiottes. Il neigeait, elles étaient presque mes prisonnières et il ne se passait rien de particulier à la maison, chacun s’occupait de ses affaires. J’étais heureux s’il faisait froid, si le mauvais temps s’installait durant quelques jours, car alors elles ne sortaient pas, ne s’habillaient pas, se maquillaient à peine. C’était un vrai régal, l’occasion de poursuivre mes relevés in situ, du matin jusqu’au milieu de la nuit, sans qu’elles me claquent entre les doigts pour d’obscures sorties en ville. Je les aimais toutes les quatre, d’une certaine manière, comme un savant attendri par ses étoiles, ses microbes, ses formules, sa nichée de coucous gris. Sinon Olga m’attirait par son côté maniaque, ordonné, je rêvais d’elle pliant ses dessous et rebordant ses draps pendant que je la tisonnais par derrière, et détachais ses cheveux. Karen, avec ses seins remplis de lait, me troublait profondément. Corinne était la plus jolie, celle pour qui le téléphone sonnait le plus souvent. Malgré tout, ses histoires de cœur semblaient toujours tourner au drame, des larmes lui coulaient des yeux environ une fois par mois. Je me voyais très bien profiter de sa confusion pour la serrer dans mes bras, la consolant d’une main et baissant son collant de l’autre, le nez enfoui dans son cache-cœur. Quant à Chantal, que j’avais eue dans le train et dont j’avais lorgné les fesses – exceptionnelles ! – tout au long de ma puberté, j’en avais parfois des bouffées de chaleur.
Début décembre, Dinah Maggie écrivit dans Combat qu’il fallait à présent compter avec le Sinn Fein Ballet. Je crus que Georges allait faire un enfant à ma mère, ce soir-là, tant il la bécota. Nous passâmes le Noël à Dresde, avec un truc de Paul Taylor qu’on avait déjà monté à Paris, et le nouvel an à Stuttgart, avec en prime une soirée mortelle devant la nouvelle troupe de John Cranko que Georges avait tenu à voir absolument et qui l’avait déçu – et bien sûr, Georges disait toujours ce qu’il pensait lorsqu’il s’agissait de la danse, quitte à jeter un froid en sortant brutalement de la salle après avoir déchiré le programme et balancé les morceaux en l’air.
Pour démarrer l’année 62, je reçus un mot d’Anna me disant que je pouvais crever. Je sentis qu’elle était à bout de souffle. J’avais encore les oreilles qui résonnaient de ses coups de fils, de ses cris, de ses menaces, de ses lamentations et de ses envies de tout reprendre à zéro, mais je ne cédais pas, j’attrapais l’appareil et me débrouillais pour saisir l’une de mes quatre créatures dans mon champ de vision et je me disais que j’allais y arriver, qu’il le fallait, puis je raccrochais pour finir.
Au début du printemps, je tentai le coup avec Olga. Il y avait cinq mois que je guettais une occasion. Seulement, à force d’attendre la radieuse et décisive opportunité, je ne me décidais pas. Je choisissais, pour me calmer, d’arracher ce que je pouvais à Ramona, même si elle me refusait les grandes étreintes que nous avions connues. Je lui faisais un tel cinéma qu’elle n’avait pas le cœur de me laisser repartir comme un pauvre malheureux, elle au moins elle m’aimait, elle au moins ne voulait que mon bonheur et rien d’autre. Je m’en étais contenté, jusque-là. C’était grâce à elle si je ne vivais pas un enfer, si je me permettais de temporiser, si parfois mon esprit s’intéressait à autre chose. Avec les premiers beaux jours et enfourchant un vélo que j’avais réparé moi-même, je partais dans les bois et je me trouvais un endroit pour lire ou rêver un peu car mes travaux, bien qu’il m’arrivât encore de les approfondir – pas plus tard que la veille, j’avais découvert que Karen continuait à donner le sein pour se raffermir l’utérus… (?!) –, touchaient malgré tout à leur fin.
J’avais expliqué à Oli ce que j’avais en tête. Je lui avais dit qu’il me comprendrait mieux, un de ces jours, qu’il finirait par me donner raison. « Sans me vanter, lui avais-je révélé, je crois avoir fait le tour de la question… Alors si c’est pour devenir cinglé, qu’elles aillent au diable ! Je veux plus entendre parler de ces conneries, je veux juste en avoir une de temps en temps, sans me demander si je vais pas me retrouver à l’hôpital ou embarqué dans une histoire de fou. Regarde un type comme Alex, c’est lui qui avait raison… Va voir un peu si une fille essaye de s’installer chez lui, va lui demander si ça vaut le coup de se compliquer la vie pour s’en baiser une… ! Oli, regarde-moi bien, je te raconte pas de salades… Enfin, je peux pas t’en dire trop pour le moment, mais je suis plutôt optimiste… Eh bien, qu’il y en ait une, n’importe laquelle, qui m’ouvre sa porte, je sais pas… disons une fois par semaine… et jamais tu ne m’entendras demander plus que ça, je te le garantis… mon vieux, tu pourras dire que je suis au Paradis, ça je te le jure… ! Et crois-moi, ça n’ira pas plus loin, ça ne dépassera jamais le seuil de la chambre, sinon au revoir, madame, je vous salue bien… ! »
Une fois par an, Olga partait à la campagne pour rendre visite à ses parents. Elle y restait une nuit et rentrait le lendemain matin. J’y réfléchissais depuis quelques jours. Oli me poussait à l’accompagner mais je ne voulais pas être bousculé. J’avais conscience d’avoir trouvé une sorte d’équilibre entre la rassurante rumination de mes projets sexuels et les en-cas que me concédait Ramona. Non que je renâclais à saisir ma chance, mais un poil d’hésitation n’avait jamais tué personne.
Puis j’appris qu’Édith et Oli prévoyaient une sortie pour le week-end. Et qu’un sombre samedi soir se profilait à l’horizon car je devais choisir entre un dîner en ville – Georges espérait décrocher quelque chose au théâtre des Nations – ou aller voir un film de Claude Chabrol – et dans un cas comme dans l’autre, j’étais assuré de m’emmerder.
— Est-ce que quelqu’un a envie de venir… ?
La veille au soir, et sans illusions, elle s’enquérait s’il y avait des volontaires. Tout le monde plongeait du nez, ces dernières années, tout le monde avait donné au moins une fois et s’estimait quitte. Il n’y avait plus d’enfant qu’il fallait aérer – Suzie, la petite fille de Karen, était encore de la taille d’un vermisseau –, plus de chevaux, plus de vaches, plus de basse-cour qui tenaient. Et puis les parents d’Olga étaient vieux et sourds comme des pots et il y avait de la boue et des cochons et les lits étaient humides et il y avait une odeur de laiterie dans toute la baraque et aussi de bois brûlé, un mélange parfaitement écœurant, et il fallait passer à table comme si de rien n’était, après s’être lavé les mains sous l’eau glacée avec un vieux bout de savon de Marseille noir et craquelé, repoussant et j’en passe.
— Tiens… eh bien, pourquoi pas… Ça fait longtemps…, m’entendis-je lui répondre.
Dans le train, elle n’en revenait encore pas, ma compagnie la rendait guillerette.
— Nous irons ramasser des pommes… !
— Ah ! oui… Bonne idée !… renchérissais-je.
— On fera un clafoutis…
— Tope là ! Je t’éplucherai tout ce que tu veux… !
C’était sans doute l’un des coins les plus reculés du monde. Une campagne sans téléphone, sans télé, sans eau chaude, avec des canards et des poules jusque dans la cuisine, le genre d’endroit avec une case de vide. Cela me semblait encore pire que dans mes souvenirs.
On resta un moment dans la cuisine, avec les parents. Le père m’agaçait.
« Vingt dieux, p’tit, t’as drôlement grandi, tu sais… », répétait-il. Ou bien :
« Dis-donc, p’tit, c’est-y pas que te voilà presque un homme, à présent… ! »
Je l’aurais bouffé. Il me tardait que nous soyons seuls, Olga et moi. Mais il fallait qu’on finisse la bouteille de cidre vert qu’on avait débouchée exprès pour nous, du pur jus de vinaigre. Les guirlandes de papier tue-mouches vrombissaient et se balançaient dans les coins. On les aurait juré vivantes.
On leur donna rendez-vous pour le soir. Je m’aperçus avec joie que pour frelaté qu’il était – j’avais un goût d’eau de Cologne dans la bouche – le cidre nous avait un peu tourné la tête. Les joues d’Olga étaient rosies.
Il faisait beau, frais et clair. Elle était contente que je sois là, elle me disait qu’elle ne comprenait pas pourquoi plus personne ne voulait jamais l’accompagner. Je lui répondais qu’on était dingue, qu’on ne savait plus ce qui était bon mais qu’à présent je me sentais attiré par la simplicité des choses.
— Oui… c’est vrai que je te trouve différent depuis que tu es rentré. Je te trouve plus gentil, plus réservé, plus calme…
« Des mois de travail acharné, pensais-je, et enfin les premières tendres pousses qui sortaient du sol… ! » Nous descendions vers le verger. Je ne voulais pas encore crier victoire, mais tout marchait au poil.
— Bah !… je me suis rendu compte de certains trucs…, murmurais-je. Tu sais, on vit avec des gens et l’on s’aperçoit qu’on ne les connaissait pas…
Elle voulut grimper dans l’arbre. Je restai foudroyé au bas de l’échelle. Un coup d’œil sous sa jupe, le long de ses jambes nues, et tout mon corps devenait douloureux.
Mû par un coup de génie, je retournai à la maison en cavalant et je ramenai du cidre. Elle était toujours dans l’arbre. La côte était si raide et j’avais couru si vite, coupant à travers la cour et m’y enfonçant jusqu’aux chevilles dans une plâtrée de gadoue, que je n’en étais encore qu’une espèce de grimace suffocante et écœurée.
— Oh ! tu es déjà là… ?
Sa voix était pure et lumineuse comme du cristal. J’avais l’impression qu’elle chantait, que ces quelques heures au grand air me l’avaient transformée en oiseau, en ruisseau, en petite paysanne ingénue. Je me sentais prêt à revenir ici chaque week-end, si ça continuait.
Je maintins l’échelle tandis qu’elle s’y engageait. Les yeux clos, je me fondis dans son odeur, accueillis le ruissellement de son cotillon sur mon visage.
Nous bûmes. Je l’avais installée sur ma veste, après réflexion. J’avais prétendu que le sol était un peu humide pour ses fesses mais la conversation n’avait pas pris le tour brûlant que je désirais, en dépit d’une plaisanterie que j’avais ajoutée, comme quoi il en faudrait avantage pour les ramollir, à mon avis. Elle n’avait pas relevé. Mais je surveillais chacune de ses gorgées, les bénissant.
–… et puis je ne crois pas qu’elle sache très bien ce qu’elle veut. D’ailleurs, elle est bizarre, en ce moment…
J’avais à peine remarqué qu’elle me parlait. Nous étions très près l’un de l’autre, mais je n’avais d’yeux que pour ces trois centimètres de malheur.
— Ah !… tu crois… ? Il y a longtemps que je ne cherche plus à comprendre, personnellement. On ne peut pas être toujours en train de se demander ce qu’elle a… Sans doute des problèmes de croissance…
— Non… de bizarre, je veux dire, comme si elle entretenait une espèce de colère en elle, tu ne trouves pas…, et même quand elle sourit, même quand tout va bien…
— Oui, mais ça c’est Édith… je vois pas ce qu’il y a de bizarre…
Je n’avais pas envie de parler d’Édith. C’était un sujet qui m’énervait et duquel je ne pouvais rien tirer pour la suite des opérations. Édith et moi, nous nous étions cajolés et cognés durant dix-huit ans. Elle n’était pas bizarre, elle était cinglée. Irrécupérable. Mais ce n’était pas des choses à dire à sa marraine, car débiner l’une risquait de vous aliéner l’autre. Je préférais m’arracher la langue de mes propres mains.
Je me levai d’un bond, m’étirant au soleil. Il ne fallait pas s’endormir. Or, depuis quelque temps, il n’y avait rien qui me fatiguait au monde comme lorsque l’on m’entreprenait sur Édith et l’éventail de ses humeurs. Et outre que la journée n’y aurait pas suffi, j’avais la désagréable impression qu’elle venait m’emmerder jusque dans ce trou perdu. J’étais certain qu’elle aurait jugé ça tordant.
Olga était à ma main, ou presque. Le ciel était radieux, le cidre et la campagne lui montaient à la tête, elle avait grimpé aux arbres et cueilli ses pommes, elle disait qu’ici la vie était si différente, elle souriait sans arrêt et répétait bien que j’avais changé, oui ou non… ?!
On remonta vers la ferme, pratiquement l’un contre l’autre. C’était comme un éternuement qui ne vient pas et qui vous laisse debout, prêt à vendre votre âme. Je réfléchissais à ce qui pourrait provoquer un attouchement décisif, faire que nous franchirions le pas.
J’aperçus un cheval dans l’écurie. Ce n’était peut-être pas complètement idiot. Je le détachai, le sortis dans la cour. Cela m’était déjà arrivé une fois, cela pouvait m’arriver encore. Je montai dessus. Elle riait de voir que je m’amusais. Me portant à sa hauteur, je feignis de vouloir me mettre debout, puis je me flanquai rudement par terre et je roulai à ses pieds. J’avais mal, mais enfin j’étais dans ses bras et c’était ce que je voulais.
Manque de chance, sa mère surgit de derrière les cages à lapins et s’amena au triple galop, jurant que ça y était, que je m’étais rompu un abattis.
Le jour filait. J’avais déchiré ma chemise et j’avais un coude enflé, mais ce n’était pas grave, je n’y pensais même pas. Nous étions au bord de l’étang. Je tremblais encore des soins qu’elle avait prodigués à mes genoux. J’avais dû baisser mon pantalon et il était dommage que sa mère se fût conjointement occupée de mon coude, mais ce n’était pas grave car j’avais bien cru discerner le trouble d’Olga pendant la manœuvre et je regrettais de ne pas m’être esquinté la cuisse.
Au loin, la campagne s’embrumait, le ciel et moi étions en feu. Nous avions préparé le clafou mais sa mère avait écossé des pois. Je comptais beaucoup sur cette promenade, avant de passer à table, sur la tombée du soir, sur un frisson, sur une douce exhalaison de la terre qui me la livrerait à moitié pâmée ou juste languissante – je m’occupais du reste. Elle m’entretenait de la lune sur l’étang, de l’eau glacée et sombre dans laquelle elle s’était regardée grandir… Cela me donna une nouvelle idée. De toute façon, je n’en pouvais plus, je ne pouvais même plus lui répondre, je gardais le front plissé, les yeux fixes, et un long cri d’amour était noué dans ma gorge. Alors je simulai un faux pas et je me fichai à l’eau la tête la première.
Elle me tendit la main. Je grelottais. Elle essaya de me réchauffer en me pressant contre elle, ce qui me semblait judicieux, puis elle changea d’avis et reprit ma main pour cette fois m’entraîner aussitôt vers la maison.
— Bon sang d’gars ! mais qu’est-ce qui t’arrive encore… ?! geignit sa mère.
— Ce n’est rien, madame… ! Surtout ne vous dérangez pas… ! la suppliai-je pendant qu’Olga me poussait dans les étages.
Elle ôta ma chemise. Me frictionna la poitrine à l’eau de Cologne. Je voulus toucher la sienne.
— Eh bien, on ne se gêne plus… ! me glissa-t-elle en souriant.
Enhardi, je lui attrapai le genou, et bientôt la cuisse.
— Non, ce n’est pas le moment…, me souffla-t-elle avant de disparaître.
Je me changeai et partis à sa poursuite, non sans avoir tâté du lit pour voir ce que cela donnait.
Il manquait des pommes de terre et il fallait aussi tirer du vin. Je la suivis à la cave. La basculai sur une pile de sacs. Elle se laissa faire un instant puis saisit mes poignets et me déclara que je devais patienter.
Elle était un peu chiche de fantaisie, à mon avis. Mais je ne me formalisai pas, je retrouvai tout mon calme, étant donné que l’affaire était entendue.
Quelle sérénité j’éprouvais à présent ! Quel accord parfait j’entretenais avec le monde qui m’entourait et quelle fierté était la mienne d’avoir accompli ce tour de force ! Oli s’y était cassé les dents. Quant à moi, souvent j’avais failli me décourager, me figurant que la tâche était impossible. N’importe qui m’aurait conseillé de tenter ma chance ailleurs, m’aurait averti que mon entreprise était folle, qu’on ne baisait pas une fille qui faisait partie des meubles et vous avait connu haut comme ça. N’empêche que je m’y étais accroché. J’avais tenu bon et j’y étais arrivé. Je regardai ma montre. Elle m’avait dit onze heures, quand ses parents dormiraient. Je m’étais présenté devant sa porte à dix heures et demie mais elle ne m’avait pas ouvert, elle avait déclaré que j’étais en avance. Cette fois, je décidai de la laisser poireauter cinq minutes.
Il n’y eut pas de cris, pas de violences entre Olga et moi, simplement nous nous fatiguâmes l’un de l’autre après cinq ou six séances. Je ne lui en voulais pas. Nous restâmes d’ailleurs bons amis et nous nous retrouvions parfois comme partenaires aux cartes ou le temps d’un morceau un peu acrobatique, car elle savait se faire légère et il y avait certaines figures que nous avions travaillées ensemble par le passé et qu’il nous amusait encore d’exécuter quand les twisteurs nous lâchaient la jambe. Couchée, elle ne valait plus rien. Ça n’allait jamais comme elle voulait. En pleine action, elle me disait : « Dis donc, j’espère que tu t’es lavé… », ou bien : « Je crois que j’ai trop mangé », ou bien : « Dis moi, tu sens pas un drôle de truc… ? », ou encore : « Mais qu’est-ce que tu fais… ?! » Que s’imaginait-elle que je faisais, au juste… ?! Elle me laissait attendre des heures sur le lit pour essayer une nouvelle crème. Je la regardais relire le mode d’emploi pour la vingtième fois. Elle me demandait aussi d’y jeter un œil pour voir si nous comprenions la même chose. Ou alors j’arrivais et je la déshabillais pendant qu’elle rangeait sa boîte à couture et je savais d’avance qu’il allait y manquer quelque chose, que nous chercherions en vain et qu’elle y penserait au plus mauvais moment, s’interrogeant tout haut sur la disparition d’un dé à coudre ou de fil qu’elle aurait prêté à Dieu sait qui.
Son corps était agréable mais comme son esprit ne restait jamais en paix ou se fixait toujours sur un autre sujet, plus urgent, on n’arrivait à rien. Parfois, quand elle trouvait cinq minutes à nous consacrer, je n’avais plus envie d’elle. Elle prétendait que ce n’était pas grave, elle avait toujours de quoi s’occuper pendant que j’allais fumer une cigarette à la fenêtre et que je scrutais les ténèbres dans l’espoir d’y trouver quelque chose.
Oli ne me croyait pas. Enfin, c’était ce qu’il me répétait pour avoir tous les détails. Avec lui, je me rendais compte à quel point mes aventures étaient comiques. Je lui racontai la fois où elle m’avait coupé les ongles des pieds et des mains, séance tenante, et me brisant ainsi dans mon élan, simplement parce qu’un léger crissement dans les draps la gênait. Je lui racontai aussi la serviette pliée avec soin sur la descente de lit, la cuvette rangée à ses côtés, le broc d’eau, le savon, la poire à lavement, et le bond formidable qui l’arrachait du lit à peine en avions-nous fini. Oli se tapait sur les cuisses et je finissais par en rire avec lui. « Ah ! nom de Dieu… ! hurlait-il en essuyant ses larmes. Quand est-ce que tu essayés les autres… ?! »
Quoi qu’il en soit, cette histoire m’avait ragaillardi. Ce n’était pas en écoutant les informations – huit jours après le cessez-le-feu, on ramassait des dizaines de morts dans les rues d’Alger – que l’on pouvait trouver matière à se réjouir. Il n’y avait qu’en soi que l’on avait une chance de puiser quelque satisfaction. David, qui s’en était tiré avec un bras cassé à Charonne, me reprochait de n’avoir aucune conscience politique et c’était la vérité. Je ne comprenais pas pourquoi, d’ailleurs, mais le fait est que j’avais du mal à m’intéresser à toutes ces histoires. Je pensais que les Russes et les Américains mettraient bientôt un point final à nos problèmes, aussi ne voyais-je pas d’utilité à me mêler de ces choses. Cela ne m’amusait pas de penser que des généraux et des politiciens pouvaient à tout instant réduire le monde en cendres. J’avais souvent l’impression que nous n’avions pas beaucoup de temps.
Enfin bref. Ma vie sentimentale avait beau ressembler à un jeu de quilles, je m’émerveillais d’être encore debout. En ce printemps de 1962, je décidai de ne plus prendre mes aventures au tragique. Entre autre, les soirées où David travaillait à ma prise de conscience m’avaient convaincu de l’absurdité du monde. C’était comme dans ma vie, tout y allait de travers. Quelle attention fallait-il accorder à un tel tissu d’aberrations, clowneries, jérémiades et gesticulations en tout genre ? Je tirai de ce constat un soulagement intense qui se développa avec les beaux jours et parallèlement à l’évolution de mes rapports avec Édith et Oli.
Je me rapprochai d’Oli. Inversant la tendance qui, avec le temps, m’avait fait cesser de le considérer comme le meilleur compagnon de jeu pour me le transformer en gamin que l’immaturité plaçait sur la touche, je révisai mon jugement et nous repartîmes d’un bon pied tous les deux, sans bruit, sans accolade et sans explication. Et je ne cherchai pas à savoir si c’était lui ou moi qui avait changé.
Quant à Édith, elle finit par desserrer les mâchoires. Je ne m’y serais pas réellement frotté mais il s’était écoulé quelques mois depuis son coup de folie et, comme je regardais où je mettais les pieds – de même que je préférais ne pas remarquer quand elle me fixait, ni entendre certaines de ses réflexions –, elle n’entretenait plus une distance trop brutale avec moi. J’avais le sentiment qu’elle m’observait à présent de manière plus machinale. Et nous parlions, quelquefois, pas si nous étions seuls mais si quelqu’un venait nous prêter main-forte. Je crois que David, qui était orphelin et avait une passion pour la maison tout entière, ne supportait pas qu’il y ait du tirage entre nous. D’après moi, il ne savait rien de notre histoire et incitait Édith à plus d’amabilité à mon endroit.
S’il n’avait tenu qu’à moi, nous aurions fait la paix depuis longtemps. Que me reprochait-elle, au fond… ? D’avoir eu quelques paroles maladroites… ? Très bien, je le regrettais amèrement, je me confondais en excuses… mais aussi, elle aurait pu comprendre, j’aurais voulu qu’elle fût à ma place, qu’elle sentît la sueur perler à son front comme je l’avais senti en regardant l’heure, ça j’aurais voulu la voir… Enfin, j’étais prêt à oublier l’incident, de mon côté. J’étais prêt, si elle le désirait, à effacer de ma mémoire – elle aurait eu ma parole – la séance tout entière. Car moi, au moins, je tenais compte des circonstances. Je comprenais qu’elle s’était donnée à moi dans un moment d’égarement, que je l’avais cueillie après une nuit passée dehors, qu’elle sortait d’une sombre engueulade avec David et ne savait plus où elle en était. Quand j’y repensais – et malgré l’agréable surprise que j’en gardais – je ne me sentais pas très fier. Il me semblait que j’avais gâché quelque chose et je ne voyais pas très bien le moyen de me rattraper. Ainsi, la vie n’était-elle pas absurde… ? N’avais-je pas rêvé de baiser Édith durant des années, pour à présent m’en mordre les doigts… ? Je traînais mauvaise conscience à propos de cette aventure. Son souvenir était un mélange de plaisir et d’amertume que j’étais incapable de dissocier. Encore que l’amertume l’emportait le plus souvent. Édith venant chercher secours auprès de moi et moi profitant de l’occasion, voilà comment je voyais les choses. Ce n’était pas très reluisant de ma part. J’imaginais ce qu’elle éprouvait, et donc, lorsque j’étais l’objet de son humeur, je la fermais et j’attendais que ça passe. Elle m’en avait voulu pendant des mois. Et elle m’en voulait encore, mais le gros de l’orage était derrière nous.
Elle travaillait avec David, elle l’aidait à faire ses décors. Elle suivait toujours ses cours de danse, le matin, mais Georges n’y croyait plus beaucoup. Ma mère et lui commençaient à se demander dans quelles directions le vent allait nous pousser tous les trois. Malgré les encouragements de Nadia, je ne me sentais pas la fibre d’un grand pianiste – ni même celle d’un honorable exécutant – et Oli de son côté ne sentait rien non plus, si ce n’était un vague ennui à l’idée de passer sa vie en collant. Georges leur avait sans doute communiqué son amour de la danse, mais pas l’envie de la pratiquer. Ils nous regardaient parfois, avec un air pensif. Ils craignaient peut-être d’avoir engendré trois crétins, d’avoir creusé le mal en nous retirant de l’école, empli nos biberons d’un lait dont il était un peu tard de se soucier. Car après tout, hormis quelques notions sur l’art – auquel il semblait qu’il faille tout sacrifier –, un détour vers l’anglais et la lecture de poètes et de romanciers, nos connaissances ne nous traçaient pas un avenir très sûr. Il y avait longtemps qu’Alice avait abandonné l’espoir de nous inculquer les bases des mathématiques, des sciences en général et de tout ce qui nous cassait les pieds. Elle continuait de nous guider, de nous éclairer des auteurs difficiles et de nous en donner à découvrir. Mais bien qu’elle s’enchantât encore de nos progrès en la matière, elle aussi nous considérait de temps en temps avec un air perplexe, quand ce n’était pas les yeux braqués au ciel, comme disant : « Mon Dieu, je me sens responsable… Oh ! vengez-vous sur moi mais prenez pitié de ces enfants… ! »
Bien entendu, nous n’étions pas en mesure de les rassurer. Aucun de nous ne couvait de grand projet, ne nourrissait d’ambition particulière, n’avait développé un don ou ne s’était réveillé un matin, oppressé par la violence d’une vocation qui aurait surgi d’un coup.
Pour un type qui était nourri et logé, et en dépit du salaire de misère que je récoltais le soir – j’évitais de compter en francs lourds –, je n’avais pas à me plaindre pour mon argent de poche. J’en gagnais même suffisamment pour me permettre quelques écarts, l’achat, par exemple, de luxueux dessous féminins – dont j’attendais beaucoup, soit dit en passant.
De même que moi, Édith se débrouillait bien. Il lui arrivait d’ailleurs de me dépasser quelquefois, quand David décrochait un gros coup – il se vantait d’être le seul à savoir faire « parler » une toile de fond –, et qu’il y avait du pain sur la planche. Oli et moi venions leur prêter main-forte lorsqu’ils étaient débordés, et il y avait encore un peu d’argent à se partager dans ces moments-là.
Régulièrement, nous alimentions une petite bourse que nous remettions à Alex avec mission de nous rapporter les derniers disques sortis aux États-Unis. Nous revendions ceux que nous n’aimions pas autour de nous, avec un léger bénéfice. J’avais la réputation de m’y connaître en musique et je pouvais faire avaler n’importe quoi à un type qui écoutait du Richard Anthony, et encore il m’aurait embrassé les mains. Georges nous disait qu’à notre âge, le moindre sou qu’il grappillait lui servait à manger et que plus tard, lorsque ses parents et lui étaient rentrés en France, il avait économisé pendant un an pour s’offrir ses premiers cours de danse. Nous l’écoutions sans broncher. Nous avions du mal à nous représenter ce qu’avait dû être cette époque de ténèbres. Même les années de vache enragée qu’avait connues le Sinn Fein Ballet durant notre petite enfance se perdaient dans le lointain. Georges passait encore des nuits entières avec ses comptes. Nous savions que tout n’était pas facile et nous avions encore le réflexe d’éteindre la lumière si l’on était le dernier à quitter une pièce. Mais de là à nous inquiéter de quoi que ce soit, à nous tricoter un bas de laine ou simplement réfléchir à ce qui nous attendait, il y avait un océan dans lequel on ne songeait même pas à tremper le bout du pied.
Durant l’été, David travailla pour nous. Il passait régulièrement à la maison, le soir, et restait dîner, après quoi il était censé discuter avec Georges de certains détails relatifs aux décors et costumes dont l’un et l’autre ne semblaient jamais se sortir. Georges se montrait pointilleux à l’extrême, pour ne pas dire plus. Il avait monté trois petites œuvres sur des musiques de Ravel et devait les présenter dans le cadre du théâtre des Nations. Il y avait Paul Taylor, cette saison. Balanchine et Béjart s’y étaient produits les années précédentes. Georges ne rigolait pas.
Les nuits étaient chaudes, nous mangions léger, les portes-fenêtres ouvertes sur le jardin dans l’espoir d’un agréable courant d’air. Ce n’était pas les premières fois que David partageait notre table, mais à présent on le voyait tous les soirs.
J’avais l’impression qu’il y prenait goût et même qu’il arrivait de plus en plus tôt. Mais ces pensées ne faisaient que m’effleurer. Je commençais à m’occuper de Chantal, à ce moment-là, et donc j’avais d’autres sujets de réflexion. Or, ce fut elle qui me fit la première remarque à ce propos.
Elle se trouvait derrière son paravent et enfilait un ensemble de bas, slip et porte-jarretelles que je lui avais apporté.
— Dis donc… tu ne trouves pas que David prend pension, depuis quelque temps ?
Je grognai un vague assentiment, les yeux fixés sur elle. Nous étions convenus que je pouvais regarder, du moment que je restais tranquille.
Le lendemain, Ramona évoqua le phénomène à son tour. Autant elle s’émerveillait de ma main gauche, autant elle était sans pitié pour ma main droite. Elle la surveillait du coin de l’œil pendant le premier mouvement de Gaspard de la nuit et m’expliquait que David était un gentil garçon et qu’il commettait une erreur. Quand je lui demandai laquelle, elle me répondit que je n’avais qu’à observer Édith. J’estimai que c’était prendre des risques pour une histoire qui ne m’intéressait pas.
Et un soir que je rentrais de mes courses et que je filais directement dans ma chambre pour y déposer ma toute dernière et précieuse acquisition – un slip de dentelle noire qui avait dû me coûter deux ou trois nuits derrière mon piano –, Édith me cueillit au passage. Elle n’avait pas très bien choisi son moment car j’avais glissé mon paquet sous ma chemise et je n’osais me sortir de l’ombre du couloir.
— Bon sang ! Mais approche… ! fit-elle.
Je me demandais ce qui lui arrivait.
— Que se passe-t-il ?
— Entre !
Il y avait longtemps que je n’avais pas mis les pieds dans sa chambre. Je ne savais même plus où m’asseoir. Il y avait une chaise devant son bureau. Et le lit. Je ne me sentais pas en mesure d’utiliser l’un ou l’autre. Mais je n’envisageais pas de rester non plus.
— Henri-John, rends-moi un service…
— Très bien. D’accord…
Quelque chose me disait que ce n’était pas après moi qu’elle en avait. Elle ne venait pas me parler sous le nez. Je n’entendais pas de petit grésillement électrique dans l’air.
— Qu’est-ce que c’est que ça… ?
— C’est rien. C’est un paquet… Bon alors, qu’est-ce que je peux faire ?
Je tirai la chose de ma chemise et la serrai sous mon bras. La curiosité lui arrachait presque un sourire. Pour un peu, elle ne se souvenait plus de ce qu’elle attendait de moi.
— Mmm… Écoute, dis-leur que je ne descendrai pas manger, que je ne me sens pas bien.
— Tu es malade… ?
On se regarda une seconde.
— Il faudrait qu’on se mette d’accord pour les disques, quand tu auras un moment…
J’allais lui répondre que rien ne pressait mais elle marcha aussitôt vers son lit, s’y assit, se pencha et attrapa une pile de 33-tours qu’elle mit sur ses genoux.
— Si ça ne t’ennuie pas, j’aimerais bien garder celui-là…
Depuis que l’on tenait ce commerce, c’était bien la première fois qu’elle s’inquiétait de savoir si ses choix m’ennuyaient. Il s’agissait de Peter, Paul and Mary, c’était nouveau et ça donnait envie de bâiller, même en plein jour. Je ne savais pas par quel miracle, quel inexplicable pressentiment j’avais tenu ma langue à leur sujet.
— Qu’est-ce que tu en penses… ?
— Je l’ai pas bien écouté. Je te fais confiance…
Sans plus attendre, elle commença de passer les autres en revue. J’ignorais quelle attitude je devais prendre au juste. Peut-être était-elle réellement malade et me confondait-elle avec un autre ?
Elle leva la tête et me considéra d’un œil étonné, comme si elle se demandait ce que je fabriquais au milieu de la pièce, alors que son entreprise requérait toute mon attention. Je m’avançai donc, n’envisageai pas de m’asseoir à côté d’elle, m’accroupis sur mes talons.
Nous n’étions pas en présence d’un arrivage exceptionnel. Il y avait quelques trucs amusants comme les Beach Boys, Dionne Warwick ou The Four Seasons, mais pas de quoi se rouler par terre. Elle voulait aussi garder le dernier Paul Anka. Sans réelle conviction, je mis le Dream Baby de Roy Orbison à gauche. Je n’arrivais pas à m’intéresser à ce que nous faisions.
— Tu sais…, me dit-elle, je le vois toute la journée, en ce moment… Le soir, j’ai besoin de respirer un peu.
— Pourquoi tu me racontes ça… ?
— Parce que c’est toi qui vas aller le prévenir… Je ne sais pas, essaye de trouver quelque chose…
— Mince, tu en as de bonnes… !
— Écoute, j’ai pas envie d’avoir une scène avec lui… S’il te plaît…
— Bon, j’y vais.
— Laisse ton paquet ici. Reviens me dire comment ça s’est passé…
J’allai le ranger dans ma chambre, le glissai sous mon matelas, puis je descendis retrouver les autres. Justement, je tombai sur Spaak qui venait d’arriver à l’improviste et fonçait vers la cuisine afin de rajouter une assiette. Je l’embrassai – j’avais fini par accepter l’idée qu’il baisait ma mère de temps en temps – en vitesse et l’avertis qu’il ne devait pas se donner cette peine car Édith ne venait pas manger.
— Est-elle souffrante ?
J’étais coincé. Si je lui annonçais la moindre indisposition, il irait voir de quoi il retournait.
— Non… C’est à cause de la mort de Faulkner. C’était son préféré.
— Ah ! Sanctuaire… !
— Ouais, enfin celui-là n’était pas très bon… Je crois plutôt qu’elle relit Le Bruit et la Fureur ou Tandis que j’agonise.
Je ne pouvais plus raconter à David qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle s’était mise au lit en me chargeant de le rassurer et de le dissuader de venir frapper à sa porte. Je lui soufflai donc à l’oreille qu’elle s’était taillée par la fenêtre.
— Bon Dieu ! Et en quel honneur… ?!
— Là, tu m’en demandes trop…, lui répondis-je.
Après quoi, je retournai voir Édith et lui déclarai que tout était arrangé. Elle trouva le moyen de chipoter. Elle voulait savoir comment elle allait se tirer d’affaire et s’étonnait qu’il me vienne des idées si saugrenues.
— Tu sais bien que je n’aime pas mentir, d’ailleurs, je ne mens jamais.
— Tu n’auras qu’à lui dire que c’était une image. Hé…, c’était pour te rendre service…
— Bon, je vais me débrouiller… Tu sais, je me rends compte que ça doit être difficile de vivre avec quelqu’un, de le voir tous les jours…
— Ouais, je suis arrivé à la même conclusion.
— Ou alors, je ne sais pas… peut-être que ça marche une fois sur un million… c’est sûrement assez rare.
— Mmm, je n’y crois pas trop… Quand on a une chance sur un million, vaut mieux penser à autre chose si tu veux mon avis.
— Je comprends pas… Je m’entends bien avec lui, pourtant… je suis bien avec lui, je veux dire…
— Ouais, ça doit pas être marrant.
— Je sais pas si ça vient de moi… Écoute, assois-toi n’importe où mais ça me donne mal au cou de te regarder… Qu’est-ce que tu penses, tu crois que c’est moi qui suis anormale ?
— C’est de supporter quelqu’un vingt-quatre heures sur vingt-quatre qui me paraît anormal.
— Bon, mais c’est pas aussi simple… Et puis c’est pas aussi mortel que tu le prétends…
— Je dis pas que c’est mortel, je m’en fous… N’empêche que ça finit toujours par tourner mal, viens pas me dire le contraire… Quand je vais lui raconter des salades parce que tu l’as assez vu de la journée… Hé, et je te dis rien, seulement je suis pas surpris…
— Bon, mais j’en sais rien… Tu exagères tout…
— On verra ça, on en reparlera… Enfin, c’est un point de vue général, tu sais, je cherche pas à t’influencer, d’abord c’est pas mes oignons… Mais tu me demandes ce que je pense…
— Par moments, je suis curieuse de savoir ce que tu as dans la tête… Enfin c’est pas vraiment toi… non, tu sais… ça te fait pas ça ?… Des fois je me demande à quoi pense un type de mon âge, quel genre de questions il se pose, comment il voit les choses… Alors j’essaye de savoir ce que tu veux, ça m’intéresse…
— Mmm… ouais mais je crois pas que je serais d’un avis différent si j’étais une femme. Sur cette question de vivre ensemble, ça change rien que tu sois d’un côté ou de l’autre. Quand il s’agit de se mortifier, c’est pas le sexe qui te fait y regarder à deux fois, c’est la cervelle.
— Oui… au fond tu as peut-être raison… peut-être que tout finit par s’user… Tu as une cigarette ? Oui, peut-être que c’est plus simple…
— Ça, je te le garantis… Tu n’emmerdes personne et personne ne t’emmerde… Tu sais, je me dis que j’aurais pu comprendre ça dans dix ou vingt ans seulement…
— Mais d’un autre côté, ça doit être chiant de changer tout le temps.
— Y a pas de truc parfait. Mais s’il y a un moyen d’éviter les histoires et toutes les désillusions qu’on récolte au bout de compte, alors je suis prêt à accepter quelques désavantages… D’ailleurs ils sont pas si terribles.
— Je me demandais pourquoi t’étais pas avec une fille, je trouvais ça drôle…
— Nom d’un chien… je veux même pas savoir ce que tu t’es imaginé…
— Ça va, n’aie pas peur… j’étais au courant pour Olga et je vois bien ce que tu trames avec Chantal, je suis pas aveugle…
— C’est pas vrai, mais comment faut faire pour garder un secret dans cette maison… ?!
— Ben pourquoi ça serait un secret… ?
— C’est pas ça… mais c’est quand même incroyable… Bientôt on va se mettre à en discuter à table… Bah, et puis je m’en fous, après tout, quelle importance… ?
— Pour qui tu me prends ? J’en ai parlé à personne, figure-toi… Tu sais, je rigole pas avec ça… Je raconte pas ta vie ni celle d’Oli à qui que ce soit et je le ferai jamais. Même si je le voulais, je le pourrais pas…
— De toute façon, y a rien à en dire… Non, mais c’est vrai… Tu imagines Olga ? Nom de Dieu, j’ai cru qu’elle allait me rendre fou… Ha ! ha… ! Quand j’y pense… ! C’était plutôt comique, elle et moi… mais on s’en est sorti sans casse, tous les deux… Ça confirme ce que je te disais tout à l’heure…
— Oui, mais reconnais que si c’est juste pour baiser, tu ne peux pas espérer un miracle…
— Mais quel miracle… ?! Je ne me plains pas, je ne demande rien… Je veux bien que ça n’ait pas marché très fort avec Olga, mais est-ce que j’ai dit que je le regrettais… ? Écoute, je vais te dire, je crois qu’on devrait s’occuper du sexe et de tout ce qu’il y a autour qu’à ses moments perdus, quand on a rien de mieux à faire. Est-ce que t’as remarqué qu’Alice prenait son sucre après son café ? C’est quelque chose comme ça…
— Mmm… je crois que je vois… Pourquoi pas, remarque… Au moins, on ne risque pas de tomber de haut…
— Tu sais, il arrive un moment où tu te demandes si tu vas tendre une nouvelle fois ta joue gauche… J’ai décidé que ça suffisait. Et je m’en porte beaucoup mieux. Tu sais, que mes aventures soient comiques ou pitoyables, ça ne m’empêche plus de dormir à présent… Quitte à tomber, j’aime autant que ce ne soit pas de haut si possible…
— Je sais pas si tu crois vraiment tout ce que tu dis… On a dix-huit ans, on n’en a pas quarante ni cinquante. À notre âge on tombe toujours de haut, quoi qu’on fasse… je trouve normal qu’on essaye de se protéger mais je crois que c’est pas possible… Et tu veux savoir, je crois que ça vaut mieux comme ça. Entre autres, ça évite qu’on sente le renfermé…
— D’accord, je comprends très bien que ça t’amuse pas… Je t’oblige pas à partager mes idées, je vois bien que ça te refroidit… Mais où c’est écrit qu’on doit jouer les crétins quand on a dix-huit ans… ? Est-ce que je dois prendre un air d’imbécile heureux et continuer à me cogner dans tous les murs que je rencontre sous prétexte que j’ai pas encore l’âge… ?! Ben, je suis pas partant, je vais te dire… la vie est comme elle est, j’ai pas besoin de me traîner un sac d’illusions pendant cent sept ans, je préfère y voir clair… Et ça me rend pas malheureux, ni amer, tu te trompes, je trouve que c’est bien comme ça… Et je te remercie de me dire que je sens le renfermé.
— Ce que je veux t’expliquer… enfin non, je veux rien t’expliquer du tout… Si tu choisis de te couper une jambe pour ne plus avoir de caillou dans ta chaussure, je vois pas quel genre de conversation on peut avoir… Mais bon… je détiens pas la vérité… Ce qui est sûr, c’est que l’un de nous deux finira par changer d’avis, un de ces quatre… je suis curieuse de savoir lequel…
— Ouais… Y a eu des moments où on se cassait moins la tête… tu sais, j’y pensais des fois quand j’étais avec Olga, je me voyais sur son lit en train de devenir enragé et je repensais à l’époque où je m’endormais dans ses bras… Bon Dieu, je savais pas si je le regrettais ou non…
— Oui… j’espère que tu auras plus de chance avec Chantal…
— Mmm… j’en sais rien… Ça prend une drôle de tournure… Ça commence même à me coûter cher, si tu veux savoir…
— Je suis vaguement au courant.
— Ah ! bon… tu m’as fait peur…
— Je ne sais pas si tu as remarqué, mais c’est impressionnant sur une corde à linge… Il y a un peu trop de dentelle, à mon avis… Mais rien ne vaut la soie, je suis d’accord avec toi…
— Tu trouves ça ridicule, hein… ? Mais je vais te dire, moi, ce qui aurait été vraiment ridicule… c’est tout le baratin que j’aurais pu lui faire, tous les discours que j’aurais pu lui tenir… Au moins comme ça, c’est clair et net… je vais pas roucouler devant sa porte… Elle m’ouvre et je lui refile son cadeau. Et puis je lui ai dit que je les payais pas de ma poche, que c’était une combine avec des types qui venaient m’écouter le soir… Alors elle a la conscience tranquille et moi j’use pas ma salive à lui raconter n’importe quoi. Je préfère être ridicule que de me préparer un lit de clous, tu sais avec les pointes en l’air… Je suis pas à l’aise dans le rôle du fakir… Je veux pouvoir m’endormir, le soir, sans me demander ce qui va pas entre moi et une idiote dans son genre…
— Nom d’un chien, Henri-John… ! Je te jure que c’est réconfortant de discuter avec toi, c’est un vrai plaisir… ! Je me rends compte que ça m’a manqué…
*
* *
J’ai attrapé l’infirmière par le poignet. J’ai senti que je pourrais lui broyer tous les os un par un si je ne retrouvais pas mon sang-froid.
— Je vous en prie…, lui ai-je dit en serrant les dents pour ne pas élever la voix, ne loupez pas sa veine une troisième fois, faites bien attention… j’ai veillé trop longtemps sur elle… Saignez-moi si vous voulez, mais ne laissez plus couler une seule goutte de son sang sur le carrelage, écoutez bien ce que je vous dis, ou je vous arrache le bras et la tête dans la seconde qui suit.
Je sentais les larmes prêtes à me sortir des yeux. J’avais essuyé celles d’Éléonore, une seconde plus tôt. Elle s’était tournée vers moi pendant que l’autre soupirait tout haut qu’elle avait encore manqué son coup, et son visage s’était tordu, sa mâchoire s’était ouverte en tremblant et sa peau m’avait semblé jaunâtre et violacée, elle dont le teint était resplendissant d’ordinaire. Il y avait sans doute plus que la douleur pour la défigurer, mais tout ce qui était en mon pouvoir était d’aller secouer cette grosse et pâle infirmière qui maugréait dans mon dos.
Deux types m’ont empoigné par les bras et m’ont sorti de là. À travers les vitres, j’ai pu jeter un dernier coup d’œil à Éléonore qui passait ses pieds dans les étriers. On m’a assis plus ou moins gentiment dans la salle d’attente. Sans doute ne m’avait-on pas expulsé car j’étais soudain devenu doux comme un agneau. Mais qu’avais-je attendu d’autre ? J’avais refusé de la quitter. Oli avait fait jouer ses relations et le service avait reçu un clair appel du directeur en personne. Mais aurais-je tenu le coup si l’on ne m’avait pas emmené ? Ne me serais-je pas débattu si j’avais été plus coriace ?
Le docteur était un grand blond souriant et sûr de lui.
— Revenez d’ici trois ou quatre heures. Allez vous balader, ne restez pas ici… Si tout va bien, elle pourra sortir. Allez, mon vieux, allez prendre un peu le soleil pour moi…
Le ciel était d’un bleu déchirant, c’était une journée presque trop belle. Je suis sorti à demi hébété du Brigham and Women’s Hospital et j’ai marché jusqu’à la Charles River, là où ils étaient tous allongés dans l’herbe, dormant au soleil ou respirant l’air de la mer ou se promenant en vélo ou maniant l’aviron comme des forcenés, loin de Roxbury. Elle était encore une enfant et s’offrait son premier curetage. Et il fallait que ce soit à moi que cela arrive. L’air était d’une douceur écœurante, imprégné de cette éternelle odeur de nourriture qui ne me déplaisait pas en temps normal. J’étais encore un gamin lorsque j’avais son âge. La vie ressemblait à un jeu, nous n’avions pas la moindre idée de ce qui nous attendait. Aujourd’hui, il fallait apprendre vite. L’adolescence ne signifiait plus rien. À peine mettiez-vous le nez dehors que plus rien ne vous était épargné. Les règles étaient les mêmes pour tous, il n’y avait pas de teen-ager qui tienne. On ne leur apprenait pas ce qu’il fallait à l’école. On se moquait d’eux.
Je ne voulais pas retourner à Cape Cod le jour même. Il y avait des histoires de saignement et de fièvre à surveiller et je préférais ne pas trop m’éloigner de la ville. Mais elle n’a rien voulu savoir. Je n’ai pas trouvé les mots pour insister. J’ai voulu la porter ou au moins la soutenir jusqu’à la voiture. Elle m’a répondu qu’elle n’était pas malade.
Elle s’est endormie presque aussitôt, bercée par je ne sais quoi. J’ai passé mon bras par-dessus son épaule. Je priais pour qu’ils ne me l’aient pas esquintée.
Nous sommes rentrés à Paris quelques jours plus tard, avec les derniers vacanciers. J’ai trouvé que ce n’était pas très réussi, eu égard à ce que ce voyage avait représenté pour moi, mais ce n’était pas bien grave, je n’avais rien imaginé de spécial, sinon en un peu moins coloré.
Je n’avais pas fermé l’œil, dans l’avion. Dans le taxi, Éléonore me regardait et moi je regardais dehors. J’étais un peu fatigué, mes affaires étaient froissées.
Quand la porte s’est ouverte, j’étais derrière Éléonore. Édith était derrière Évelyne. Il y a eu un léger cafouillage dans l’entrée, à différents niveaux car beaucoup de choses se bousculaient. J’ai soulevé Évelyne dans mes bras pendant qu’Éléonore s’occupait de sa mère. Ensuite, j’ai eu l’impression qu’à défaut d’embrasser Édith, je devais dire quelque chose puisque nous nous regardions pendant que nos filles se parlaient de leurs mines.
— Je prendrais volontiers du café…, ai-je déclaré.
Nous les avions appelées de l’aéroport et elles nous avaient attendus pour le petit déjeuner. J’ai laissé ma valise près de la porte.
Ça ne se passait pas à la cuisine, mais dans le salon, sur la table basse, et il y avait des fleurs, des croissants, de la confiture et des œufs à la coque dans leurs petits coussins thermostatiques. J’ai commandé un jus d’orange en m’installant dans un fauteuil que j’avais chéri autrefois et pratiquement érodé à mes formes. J’ai senti qu’on l’avait utilisé en mon absence, qu’il avait comme subi un nettoyage de cerveau. J’ai remarqué que l’entretien du jardin laissait à désirer, que mon bureau avait été transformé, par le biais d’un napperon, en présentoir à potiche, qu’un portrait de moi en habit, lors de ma prestation au concours Marguerite-Long, manquait au mur. Quoi qu’il en soit, je n’avais pas très faim.
Édith restait assise sur le bout des fesses. Je n’étais pas non plus très à l’aise mais les filles se chargeaient d’animer la conversation. Je disais quelques mots, de temps en temps, sur un restaurant de New York ou la flore de Nouvelle-Angleterre. J’avais envie de regarder Édith, mais il semblait que ça la gênait lorsque je posais les yeux sur elle, et les coups d’œil que nous échangions étaient comme des supplices chinois.
Je ne saurais dire comment j’ai fini par m’endormir malgré la tension qui m’habitait et au milieu de toutes ces jolies filles. Il n’empêche que je me suis réveillé en fin d’après-midi, accroché à mon fauteuil. Édith était assise en face de moi. C’était un rêve que j’avais fait si souvent, ces derniers mois, que je n’ai pas été surpris.
— Bon sang, je suis désolé…, lui ai-je déclaré en me passant une main dans les cheveux.
Elle avait de nouveau préparé du café. Elle était un peu tendue. Je me suis redressé pendant qu’elle nous servait. On n’entendait rien.
— Alors… Qu’est-ce que tu vas faire… ? m’a-t-elle demandé dans un quasi-murmure, croisant les jambes et levant les yeux de sa tasse pour les braquer sur moi.
— Rien. Je vais reprendre mes cours à Saint-Vincent, j’imagine. Oli m’a proposé de travailler avec lui, mais je n’arrive pas à me décider…
— Et est-ce que tu as trouvé un appartement, ou quelque chose… ?
J’ai essayé d’oublier que je me sentais chez moi. Il y avait à coup sûr d’autres réflexes contre lesquels il me faudrait lutter, maintenant que j’étais de retour.
— Ma foi… je viens d’arriver. Je vais sans doute commencer par l’hôtel… D’ailleurs, il faudrait peut-être que je m’en occupe… Tu aurais dû me réveiller…
Elle a respiré profondément. C’était son côté écrivain, un peu théâtral.
— Écoute… j’ai peut-être une solution provisoire, si elle te convient…
Elle m’a invité à la suivre. Nous avons traversé le jardin sans dire un mot, à l’heure où la douceur de septembre travaille comme une petite fée malicieuse à la parfaite tombée du jour malgré tous nos problèmes. J’étais encore sous le coup du jet lag, mon esprit fonctionnait au ralenti, et comme nous nous dirigions vers la cabane à outils, je me demandais si elle n’allait pas me présenter le matériel avant de me proposer une place de jardinier.
— Je n’en ai pas besoin pour le moment…, m’a-t-elle expliqué en ouvrant la porte.
Thoreau avait vécu deux ans dans un espace plus réduit (« I have thus a tight shingled and plastered house, ten feet wide by fïfteen long, and eight-feet posts, with a garret and a closet, a large window on each side, two trap-doors, one door at the end, and a brick fireplace opposite »). Il n’y avait pas la forêt ni le lac, mais l’électricité, le téléphone et l’eau courante.
— Il me fallait quelque chose de tranquille pour finir mon livre…, a-t-elle ajouté. Je l’ai fait aménager après ton départ.
J’espérais que l’endroit allait m’inspirer davantage. En bois blanc, du sol au plafond, agrémenté d’une fenêtre, d’un canapé, d’un siège et d’une table, cela donnait une pièce aux allures un peu spartiates, une sobre cellule aux odeurs de résine et de tabac froid.
— Il doit y avoir un réchaud à la cave… Et tu pourras utiliser la salle de bains du rez-de-chaussée, enfin le matin de préférence…
C’était à la fois inespéré et humiliant. Je pouvais lui embrasser les mains ou lui demander si elle m’avait bien regardé.
— Eh bien, que décides-tu… ?
Je me suis permis de la dévisager une ou deux secondes, pour la peine. J’aurais voulu lui dire qu’elle venait de laisser passer sa dernière chance de se débarrasser de moi. Il se pouvait que ce soit la fatigue, le changement, ces vingt mètres carrés de terre ferme qu’elle m’accordait au fond du jardin, je ne savais pas très bien quelle était la cause du léger bien-être qui m’effleurait à cet instant. Il y avait également, et cela aussi reposait peut-être sur une illusion momentanée, cette impression que ma chute prenait fin. Que battant des pieds et des bras dans le noir, je venais d’accrocher quelque chose du bout des doigts, juste avant de m’écraser au fond.
— Effectivement… je crois que ça peut me dépanner…, lui ai-je répondu.
Je ne l’ai pas croisée souvent, durant les jours qui ont suivi. Je ne l’ai pas cherché non plus. Il valait mieux, à mon avis, qu’elle ne me trouve pas trop dans ses jambes pour commencer. À titre exceptionnel, elle m’avait invité à partager leur table le premier soir, mais j’avais préférer filer chez ma mère. Elle et Ramona m’avaient chouchouté comme au bon vieux temps et c’était tout ce dont j’avais besoin. Plus tard, j’ai dû raisonner Éléonore qui menaçait de ne plus prendre ses repas à la maison si j’en étais écarté. Il m’a fallu lui expliquer que son attitude risquait d’envenimer les choses, et lui jurer que je l’inviterais au moins une fois par semaine dans mon réduit et autant de fois qu’elle le voudrait pour boire un café.
J’ai loué un piano droit. En le voyant passer dans le jardin, Édith a molli. Elle est venue me dire que si je voulais… enfin si l’on parvenait à s’entendre sur certains horaires… eh bien, que je pouvais me servir de mon Bösendorfer… de temps en temps. Je l’ai remerciée. J’en ai profité pour m’excuser du remue-ménage que j’occasionnais avec toutes mes allées et venues, sans compter mes fréquents voyages à la cave d’où j’extirpais le matériel de base, nécessaire à mon installation.
Lorsque je me levais le matin et que j’allais m’étirer sur le seuil de ma cabane, je la voyais dans la cuisine. Je lui décochais un petit signe de la tête, mais rien de plus qu’une de ces démonstrations de bon voisinage, telle que le « Beau temps, ce matin… ! » dont je me fendais quelquefois si la fenêtre était ouverte et qu’elle gardait les yeux sur moi une seconde ou davantage.
Quelques jours avant la rentrée des classes, je me suis rendu à Saint-Vincent. Heissenbüttel m’a trouvé en pleine forme. Avec un rire assez nerveux, il a souhaité que je ne le fasse pas trop enrager durant cette nouvelle année, que je n’aille pas lui suggérer de transformer la toiture ou quelque bêtise du genre. Puis il m’a offert un verre de porto et m’a confirmé son désir de me confier la section « histoire de l’art ».
— Bien entendu, a-t-il plaisanté, vous nous épargnerez certains sujets scabreux à la Mapplethorpe… je vous aurai à l’œil, mon gaillard… !
— Je tâcherai de m’en souvenir.
— J’ai réuni tous les professeurs, il y a quelques jours, mais vous n’étiez pas encore rentré, je suppose… Quoi qu’il en soit, la consigne était la suivante : « Moins de discussion, Plus de moralité. » Je n’ai pas manqué d’attirer leur attention sur ce point. Nous ne devons jamais oublier que s’il y a un combat à mener, et nous n’en doutons pas, pour empêcher que cette société ne pourrisse jusqu’à l’âme, vous et moi, tout le corps enseignant, sommes placés en première ligne… ! Les plus fortes rumeurs de cette bataille nous viennent encore de l’étranger, mais les nôtres sont déjà dans nos gorges… N’est-ce pas, qu’en pensez-vous… ?
— Ma foi… Vous souvenez-vous de m’avoir parlé d’un ami commun… ? Je vous avais appelé des États-Unis durant l’été… Eh bien, je crois deviner de qui il s’agit.
— Mais bien sûr… ! William Sidney Collins, notre grand ami et généreux bienfaiteur… ! Le monde est si petit, on ne le répète pas assez… Mon cher Henri-John, vous ne vous doutez pas à quel point cet homme vous veut du bien.
— Mmm… j’ai été très lié avec son fils, autrefois.
— Tiens… je ne savais pas qu’il avait un fils… ?!
— Eh bien si… il avait un fils.
Je n’ai pas voulu lui en dire davantage. Je l’ai laissé sur sa faim, refusant un nouveau porto et ne cédant pas à ses grimaces. Je me suis rendu compte que je prenais toujours autant de plaisir à l’emmerder. Et pourtant il n’était pas foncièrement désagréable, ni dangereux ou mauvais, comme pouvait l’être notre ami le juge. Non, Heissenbüttel n’était qu’un imbécile de plus. C’était presque une espèce supportable dans un monde rempli de fous et d’assassins.
Je ne savais pas ce que Georges était devenu au juste, dans quel panier je devais le mettre. Je ne savais pas de quoi il était réellement capable. Depuis des années, je le prenais pour un illuminé et je n’avais pas voulu y voir autre chose. Il était l’homme qui m’avait accompagné tout au long de mon enfance et jusqu’à mon mariage avec Édith. Il m’avait conseillé, guidé, enrichi de tout ce qu’il connaissait, bien plus que je n’en avais eu conscience. Il m’avait appris certaines attitudes, certains regards qu’il fallait adopter dans la vie. Je n’arrivais pas à y voir clair à son sujet Depuis la mort de Rebecca, nous lui avions passé toutes ses excentricités et je voyais à présent comme il était loin, jamais je ne pourrais plus crier assez fort pour qu’il m’entende.
— Pourquoi veux-tu encore me parler de ça… ?! Je croyais que tu voulais me voir parce que c’était urgent… !
— Donne-moi ma canne et je te romps les os, Henri-John… ! De quelles stupidités remplis-tu donc tes journées… ?! Que fais-tu donc d’assez important pour t’aveugler à ce point… ?! Si le salut d’Édith ne te paraît pas très urgent, alors va ! tu peux ficher le camp… !
— Très bien. C’est ce que je vais faire.
— Mais oui… ! Ça, tu es bon pour te défiler… ! Va ramper avec les autres ! Retourne sous terre, de peur que La Lumière ne t’éblouisse… !
Je me suis rassis, parce que je voyais qu’il était vraiment désespéré.
— Mais nom d’un chien… ! ai-je soupiré en secouant la tête.
— J’ai prié tous les jours depuis des mois, tu m’entends, j’ai jeûné et prié de toutes mes forces !
— Pour quoi ? Pour les malades, les sans-abri… ? Pour ceux qui ont faim et qui souffrent… ?! Mais non, bien sûr… Tu ne vois même plus ce qui se passe autour de toi… Que les enfants soient baptisés, que les couples ne divorcent pas et qu’on dise la messe en latin, c’est tout ce qui t’intéresse… ! Bon sang, c’est tout ce que tu as trouvé… ?!
— « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni. »
— On ne peut plus discuter avec toi. Tu n’écoutes rien… Tu sais, j’ai admiré ta foi… je n’en étais pas capable, mais tu m’impressionnais… Même lorsque je n’étais pas d’accord avec toi, je t’admirais, je ne sentais rien d’aussi fort en moi… Quand le doute m’envahissait je n’avais qu’à te regarder pour voir à quel point j’étais misérable-mais voilà, je croyais que tu pouvais soulever des montagnes, alors que tu es juste bon à nous promettre l’enfer éternel… J’espère que tu n’auras jamais de comptes à rendre pour un tel gâchis…
— Cette vie n’est rien, et tu le sais… Je ne te demande pas de me comprendre. Sache que l’éternité nous attend et qu’il ne nous sera pas accordé de nouvelle chance. Le divorce est un crime aux yeux du Seigneur. Le jour du Jugement dernier, il sera trop tard pour ceux qui l’auront ignoré. « Leur place est dans l’étang tout embrasé de feu et de soufre, la seconde mort. »
J’ai parlé de cette conversation avec Évelyne, un soir qu’elle s’était aventurée dans le fond du jardin. C’était une fille agréable si l’on ne s’occupait pas de ses affaires et c’était ce qui m’avait toujours posé un problème avec elle car j’étais son père. Elle trouvait que j’avais l’air malin dans ma maison de poupée. Enfin bref, c’est elle qui m’a appris que Brighton and Tornbee, la boîte qui publiait les livres d’Édith aux États-Unis, avait refusé, sans plus d’explication, de sortir le dernier. Elle m’a demandé si je croyais que cela avait un rapport avec son grand-père, par l’entremise du juge Collins. Je n’en savais rien. Comme je dînais avec Oli le soir même, je lui ai posé la question. Il s’est mis à rire.
— Sur ce point, m’a-t-il dit, tu es bien comme lui. Pour papa, ce serait les francs-maçons. Et pour toi ce serait quoi, au juste… ? Un de ces réseaux ténébreux qui étendrait sa toile sur le monde en vue de rétablir un ordre moral ou de préparer le retour du Christ… ? Rassure-toi… si une telle organisation existe, elle a sûrement plus urgent à faire qu’à s’occuper de tes problèmes. Enfin, tu sais aussi bien que moi que le livre d’Édith n’est pas très bon… Pourquoi imaginer une histoire aussi rocambolesque… ?
Giuletta était de mauvaise humeur, pour une raison que je ne connaissais pas. Oli m’avait regardé en haussant les épaules. Je me sentais perplexe.
Je n’avais pas cours à Saint-Vincent le samedi. J’avais contacté mes anciens élèves, pour les leçons de piano – « Henri-John Benjamin vous fait part de sa nouvelle adresse : prenez l’allée qui mène au fond du jardin » –, mais je ne voulais voir personne le samedi, je savais que j’aurais besoin de souffler un peu.
C’était donc mon premier week-end après la rentrée des classes. À la minute où j’avais remis les pieds dans mon bureau, j’avais craint d’avoir commis une bêtise en refusant la proposition d’Oli. Je n’étais pas fait pour enseigner, et je le savais. Je ne savais pas non plus pour quoi j’étais fait au juste. J’aimais bien lire et m’occuper du jardin. Jouer du piano lorsque j’étais seul. Pêcher avec Oli. Observer Édith et mes filles. J’aimais bien qu’on me fiche la paix. J’aimais bien être seul dans le silence, de temps en temps. Je ne voyais pas quel genre de travail on pouvait m’offrir, eu égard à mon profil. Cette pensée m’avait accompagné tandis que je vérifiais le bon fonctionnement de mes tiroirs et celui de mon siège à roulettes, après quoi j’étais allé me présenter à mes élèves.
Pour moi, la première semaine était toujours la plus épuisante, moralement. J’avais l’impression de me glisser dans une caisse qui n’était pas à mes dimensions et tout en moi gémissait et je me découvrais la nuit, à force de gesticuler, je me réveillais et je regardais les quatre murs qui s’étaient resserrés sur moi.
Je me suis levé tôt pour profiter de cette journée de paix. Je suis allé chercher des croissants que j’ai déposés devant la fenêtre de la cuisine et j’ai mangé les miens debout, dans la tiédeur du soleil levant. J’ai repéré ce qu’il y avait à faire, le gazon, la haie, quelques branches à scier, avec le sourire aux lèvres. Contrairement aux trois autres, je ne rechignais jamais devant ces tâches. Et ce n’était pas pour le coup d’œil, mais pour le simple plaisir que l’on prend avec les choses de la terre, et le dialogue silencieux qui s’ensuit entre vous.
Évelyne est apparue la première. Elle a déjeuné en vitesse, assise sur le bord de la fenêtre pendant que j’aiguisais mes instruments. Elle m’a lu un poème de Raymond Carver, épinglé à la porte du frigo. Il fallait prendre le trolley numéro 5, en arrivant à Zurich, et aller jusqu’au bout et s’asseoir un moment près de la tombe de Joyce. Puis Éléonore est arrivée. Elle aussi était pressée, elle avait un cours à rattraper ou je ne sais quoi, ce n’était pas très clair.
Je les ai entendues un moment, monter et descendre, ouvrir et fermer des portes, puis elles sont parties et la maison est redevenue silencieuse. Je me suis mis à tailler la haie. Il faisait très bon.
— Écoute… Tu n’as pas besoin de t’occuper de ça…
Je me suis à demi tourné sur mon escabeau.
— Bah… ça ne me dérange pas.
J’ai pu remarquer qu’elle préférait ses toasts à mes croissants. Et qu’elle ne souriait pas mais semblait plutôt contrariée.
— Henri-John… je veux que tu laisses le jardin tranquille. Je ne veux pas que tu repeignes les volets. Je ne veux pas que tu m’apportes des croissants, ni que tu amènes le courrier à la porte. Je ne veux pas que tu montes sur le toit pour vérifier que les tuiles sont en place. Je n’ai besoin de rien, est-ce que tu saisis… ?
J’ai replié l’escabeau et je suis rentré chez moi sans dire un mot. J’étais satisfait de ne m’être pas emporté, d’avoir accusé le coup en silence. C’était une situation délicate. « Celui qui connaît l’art de l’avance directe et indirecte sera victorieux. Tel est l’art de la manœuvre » (Sun Tzu).
J’ai pu vérifier que j’avais adopté le bon comportement dans l’après-midi. Je l’ai vue arriver, du fond de ma chaise longue. Elle avait le nez en l’air, s’approchait en rêvant.
— Je ne voulais pas être brutale…
— Non, c’est moi qui suis maladroit…, ai-je répondu en reposant son livre.
« Présentez-vous devant un écrivain avec son dernier bouquin à la main et vous le tenez déjà par les couilles » (anonyme). Ce n’était pas réellement prémédité. J’avais dans l’idée que nous en parlerions un jour ou l’autre et je désirais me rafraîchir la mémoire. Mais il était vrai que je la tenais, d’une certaine manière. Si j’avais fourré mon nez entre les pages en soupirant d’admiration, une onde de plaisir lui aurait traversé le corps. Si je l’avais flanqué par terre avec une moue dégoûtée, elle aurait pâli, peut-être même gémi de douleur. Je me suis contenté de pianoter sur la couverture avec l’air de ne pas y toucher. Peut-être était-ce comme si je la taquinais de la pointe d’un couteau, qui sait ?
Elle avait sans doute préparé quelque banalité pour arrondir les angles, pour attendrir ses mots du matin, mais voilà qu’elle avait tout oublié. Elle regardait son livre. Elle avait le front plissé.
— Euh… Henri-John…
— Oui, Édith… ?
— Pourrait-on oublier nos histoires cinq minutes… ?
— Bien sûr.
— J’ai besoin que tu me parles franchement… sans arrière-pensées…
— Tu peux compter sur moi.
J’étais presque gêné d’occuper une position si confortable alors qu’elle dansait d’un pied sur l’autre. J’étais bien content de ne pas écrire de livres.
— Sois sincère… Dis-moi ce que tu en penses.
— Mmm… J’ai peur que les circonstances ne s’y prêtent guère, vois-tu…
— Ne fais pas l’imbécile ! J’ai besoin de savoir… !
J’ai ôté mes lunettes de soleil. C’était le moment de lui montrer que je ne craignais pas de coucher dehors, et peut-être que c’était vrai.
— C’est ce que tu as écrit de plus mauvais. C’est pire que ce que j’avais imaginé en lisant le premier paragraphe.
Elle a fait demi-tour.
Le soir tombait. Évelyne était entrée puis était repartie un peu plus tard, pour la troisième fois de la semaine. Éléonore a passé un moment avec moi. J’avais des pâtes à lui proposer, un peu de gorgonzola et un petit vin italien que j’avais au frais, mais elle m’a appris qu’elle sortait, elle aussi.
— Va, amuse-toi…, lui ai-je dit, je n’avais pas faim, de toute façon…
Je suis resté un bon moment dehors, à grignoter des bretzels, avec un grand verre de vermouth blanc que j’ai levé au-dessus de ma tête pour saluer son départ, tandis qu’elle marchait à reculons dans l’allée et m’envoyait des signes. J’en connaissais qui s’inquiétaient de l’affection qu’elle avait pour moi, mais j’avais l’impression qu’elle allait s’en tirer, si l’on voulait mon avis. Les choses n’allaient jamais de travers dans le bon sens.
La nuit était d’un gris rosé, ronde comme une cloche. Je n’attendais pas un miracle. Après ce que je lui avais dit, je ne pouvais espérer qu’elle me fasse un brin de conversation à la fenêtre, avant de monter dans sa chambre. Je regardais les lumières du rez-de-chaussée. Je ne lui aurais sans doute pas servi à grand-chose si j’avais été là, mais j’aurais tenu le monde à distance, et Robert Laffitte en particulier. C’est elle que j’aurais enfermée dans le cabanon, à l’abri de cet imbécile et de tout ce qu’il pensait connaître en matière de littérature.
Ne t’occupe pas de ce qu’on écrit sur toi, que ce soit bon ou mauvais. Évite les endroits où l’on parle des livres. N’écoute personne. Si quelqu’un se penche sur ton épaule, bondis et frappe-le au visage. Ne tiens pas de discours sur ton travail, il n’y a rien à en dire. Ne te demande pas pour quoi ni pour qui tu écris mais pense que chacune de tes phrases pourrait être la dernière. Laisse-moi m’occuper de Robert Laffitte.
Je lui tenais ce genre de propos dans l’ombre d’un massif d’aubépine, en fumant un cigarillo dont l’extrémité rougissait par instants mon visage. Je me reflétais tout à coup dans une vitre du salon, enluminé, triomphant et immobile, comme si elle m’avait écouté. Mais je ne la voyais pas, je ne savais pas où elle était. Toutes les lumières du bas brillaient pour rien.
Une voiture s’est garée devant l’entrée. J’ai entendu une portière claquer, puis grincer le portillon du jardin. Édith est allée ouvrir. Plié en deux, je me suis approché de la fenêtre qui donnait dans le vestibule. Il l’a embrassée sur les lèvres, en lui tenant un bras. Puis ils se sont avancés dans le salon. Je les ai suivis, je suis allé me poster à une autre embrasure. Il a gâché tout ton travail, il n’y connaît rien du tout. Je ne distinguais aucune de leurs paroles mais je ne m’en portais pas plus mal. Puis j’ai dû changer de place à nouveau, glisser un œil de Sioux au ras d’un rideau. Je ne savais pas si c’était elle qui l’avait invité à s’asseoir dans mon fauteuil, mais il venait de s’y installer sans vergogne. Il est tout ce que tu dois éviter, il est celui qui t’étouffe. Elle lui a servi un verre. Mon pantalon était accroché dans les épines d’un rosier et j’essayais de m’en dépêtrer sans même y jeter un coup d’œil. Édith était habillée pour sortir. J’ai longé le mur d’ouverture en ouverture pendant qu’ils retraversaient la pièce. Il l’a aidée à enfiler sa veste, en parfait gentleman.
Il a éveillé ta vanité, puis il s’en est servi pour te réduire. Je me suis tapi dans un fourré. Il s’était tourné dans ma direction et souriait pendant qu’elle fermait la porte. La nuit était douce, et la scène ne parvenait pas à s’imposer à mon esprit. Il l’a conduite jusqu’à la voiture, en la prenant par la taille. Tu veux savoir ce que vaut ton livre ? Il est la réponse à ta question, il est celui qui parle de littérature en mangeant, celui qui a appris la vie dans les salons, celui qui rend le monde insupportable et qui te baise par dessus le marché. Édith, laisse-moi m’occuper de Robert Laffitte.
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* *
20 juin 1965
Meryl leur avait promis une surprise s’ils acceptaient de nous accompagner au concert. Naturellement, ces deux crétins se sont fait prier. Depuis qu’ils ont vu des gamines tourner de l’œil, à la télé, ils ont trouvé matière à ricaner, et la preuve que les Beatles étaient bons pour les filles. Ça les amuse. Ils écoutent Satisfaction depuis le début du mois avec un air pâmé, mais est-ce qu’on dit quelque chose ? Meryl les a prévenus : « Pas de concert, pas de surprise… ! » Quant à moi, je n’avais même pas la force de la ramener tellement j’étais heureuse. J’avais lu la lettre que son père lui avait envoyée. J’étais déjà de l’autre côté de l’océan.
À la sortie du palais des Sports, Henri-John a passé son bras sur mon épaule et m’a glissé à l’oreille qu’Oli et lui nous concoctaient un petit séjour à Londres, pour le début juillet, avant de rejoindre le Ballet en Écosse. « Ça pousse comme des champignons, en ce moment…, m’a-t-il expliqué. Faudrait aller voir ça de plus près. Est-ce que je t’ai parlé des Yarbirds ? » Je lui ai répondu que j’avais d’autres projets pour l’été. Il en est resté planté sur le trottoir. « Hé… mais qu’est-ce que c’est que cette histoire… ?! il a grogné.
Meryl a attendu qu’on soit dans la voiture pour leur annoncer la nouvelle. « Mes chéris, vous êtes invités à passer l’été aux États-Unis… ! » Même moi, qui étais au courant, je me suis mordu les lèvres et j’ai senti mon sourire glisser entre mes dents. Au bout d’une seconde, Oli s’est mis à pousser des cris et taper du poing sur le tableau de bord. Henri-John l’a aidé à nous casser les oreilles. Puis il a embrayé et nous avons filé vers Meudon en grillant tous les feux rouges.
Ils n’ont quitté ma chambre qu’au petit matin, pour raccompagner Meryl. Je suis restée étendue un long moment sur mon lit avant de me mettre à écrire. Mais je vois que je n’y arrive pas, je suis trop excitée.
21 juin 1965
On part dans une semaine. Papa est allé nous chercher les billets. On lui a dit qu’on pouvait se débrouiller, mais il a tenu à nous les offrir. Ça ne l’arrange pas qu’on l’abandonne au moment de la tournée, n’empêche qu’il n’a rien dit. Il nous a regardés en secouant la tête.
Le père de Meryl a une maison à Cape Cod. Lui, il habite New York. Si tout va bien, on ne devrait pas le voir trop souvent, d’après Meryl, pour les week-ends tout au plus. On va donc se retrouver tous les quatre. Il y a de l’aventure dans l’air.
Meryl ne veut toujours pas m’en parler. Mais je n’insiste pas. Je trouve que sa discrétion est à son honneur et ma curiosité m’exaspère par moments. Pour une fois que j’en rencontre une qui ne va pas crier ses histoires sur les toits, c’est moi qui ai envie de savoir. Et je ne sais rien.
J’ai cessé de compter les filles qui sont passées dans les bras d’Henri-John depuis quelques années, alors pourquoi m’inquiéterais-je aujourd’hui… ? Enfin, j’avoue que Meryl sort de l’ordinaire. Je crois que je n’hésiterais pas à leur place. Je me demande s’ils en parlent, Oli et lui. C’est la première fois que ça arrive, j’ai l’impression, et ça doit leur poser un problème. J’ai l’air de radoter là-dessus, mais je sens que les choses vont se compliquer lorsque nous serons là-bas. Je ne comprends pas que l’un ou l’autre ne se soit pas encore décidé. Je n’ai pas remarqué, jusqu’ici, qu’ils étaient du genre timide ou à tergiverser pendant cent sept ans. Ça me semble donc assez sérieux. Et Meryl de son côté, est-ce qu’au moins elle a une préférence… ? J’en suis même pas sûre. Plusieurs fois, papa l’a secouée pendant les cours, et c’est pourtant l’une des meilleures. « Vous n’êtes pas encore sur la lune, les Américains, alors fais-nous le plaisir de rester avec nous… ! » Je sais à quoi elle pense. On entend Henri-John travailler son piano et Oli vient faire signer des trucs à papa ou passe son nez à la porte pour des histoires de contrats à négocier ou autres. Elle aurait du mal à ne pas y penser.
Dans l’après-midi, Élisabeth et moi sommes allées voir l’ambassadeur des États-Unis pour obtenir nos visas rapidement. Il lui a baisé la main. Et si j’ai bien compris, ça remontait avant la naissance d’Henri-John, quand Élisabeth était à l’Opéra. Enfin bref, on a flâné un peu sur le faubourg Saint-Honoré avant de rentrer, on s’est amusés à faire de l’essayage dans les magasins, on a vraiment passé un bon moment ensemble. J’aime bien être avec elle. Elle m’a dit qu’elle avait eu deux passions dans la vie : la danse et le père d’Henri-John, et qu’à son avis, seulement l’une ou l’autre ne lui aurait pas suffi. « Un homme n’est pas toute la vie et la danse n’est pas toute la vie. Sois gourmande, ma chérie… Ne sacrifie rien. Nourris ce qu’il y a dans ton esprit et ce qu’il y a dans ton cœur, et ne laisse pas l’un dévorer l’autre. Ainsi tu ne seras jamais prisonnière. » Alors je lui ai répondu que je voulais être écrivain. Je ne sais pas pourquoi je lui ai dit ça. J’avais sans doute peur qu’elle me prenne pour une idiote. Je lui ai demandé de me jurer qu’elle n’en parlerait à personne. Elle me regardait comme si j’étais un ange tombé du ciel. D’avoir pu prononcer une chose pareille, j’en ai eu mal au ventre jusqu’au soir. De véritables crampes.
J’ai trouvé un petit mot d’Élisabeth tout à l’heure, en entrant dans ma chambre. Je ne sais pas s’il me fait sourire ou s’il me donne la chair de poule. « Prenez un fait quelconque de la vie réelle, même sans rien de remarquable à première vue, et, si seulement vous avez de la force et de l’œil, vous y trouverez une profondeur que Shakespeare n’a pas. » Et c’est signé Fédor Mikhailovitch Dostoïevski.
22 juin 1965
Je n’ai jamais pensé qu’un homme suffirait à remplir ma vie.
Devenir écrivain ne m’a jamais effleurée non plus. Ce n’est pas moi qui ai parlé devant Élisabeth, ma bouche s’est ouverte et les mots sont sortis tout seul. Je n’en suis pas encore revenue. J’ose à peine y penser, c’est comme de regarder une lumière trop forte. Et pourtant, je prends conscience d’une chose dont l’évidence m’étourdit. Je tiens ce journal depuis des années, à présent, il est si gros et boursouflé que je le trouve monstrueux mais jamais il ne m’a quittée, jamais je n’ai manqué d’y revenir. J’y ai écrit tous les jours, sans exception. Je n’ai jamais pensé que j’écrivais, je ne me suis jamais demandé si mes phrases valaient quelque chose, ça n’a jamais été mon but. Si je l’avais fait, je crois que je me serais sentie si honteuse que je n’aurais pas pu continuer. Les livres m’ont toujours intimidée, jamais je n’aurais pu comparer, ni même établir un rapport entre mes gribouillages et le travail d’un écrivain. Mais je sais une chose : je me suis toujours assise à ma table avec le sentiment d’obéir à un besoin, que je n’ai jamais très bien défini mais qui n’a jamais faibli avec le temps. Et que je n’ai jamais associé à un plaisir ni à une obligation mais à une chose naturelle, que l’on exécute par habitude. De même que je ne me couche pas sans me laver, je ne termine pas ma journée sans avoir écrit quelques lignes. Je crois que ça ne me viendrait pas à l’esprit.
Ça ne veut pas dire que je commence à délirer avec ça. Ça m’agace plus qu’autre chose.
*
* *
Meryl débarqua vers la fin de l’hiver. C’était une élève que Robbins recommandait à Georges, une fille que des histoires de famille obligeaient à passer plusieurs mois en France et qui avait besoin d’un bon professeur. Lorsque nous la vîmes arriver, un matin, Oli et moi étions plongés sous le capot de ma traction avant. Nous nous sommes regardés avant d’abandonner nos outils.
Jusque-là, pour ce qui était des filles, nous avions toujours pensé que nos goûts n’étaient pas les mêmes, mais Meryl se chargea de nous mettre d’accord pour une fois. Si elle vous fixait un instant, vous vous sentiez idiot ou ensorcelé ou malheureux pour le restant de la journée. Elle avait un accent adorable, en plus de toutes ces choses qui nous rendirent fous.
Depuis mes résolutions de 62, je n’avais pas changé ma route. Mon attitude ne m’avait pas facilité la tâche mais je n’avais eu aucun délicat problème à résoudre, pas plus que je n’étais retourné à l’hôpital ni n’avais eu de sang sur la conscience. Certaines histoires m’avaient même conforté dans mes positions, comme le pénible départ de David pour l’Islande où il espérait repartir à zéro, après des mois de déprime et de tentatives désespérées pour reconquérir Édith. Ou bien le harcèlement hystérique qu’Oli avait dû subir de la part d’une de ses conquêtes, à qui, semblait-il, il avait juré un amour éternel et qui menaçait de venir se tuer sous ses fenêtres. « Te rends-tu compte dans quel pétrin tu te fourres avec tes boniments… ?! » lui avais-je rappelé tandis que nous désarmions la fille.
Mais Édith et lui étaient longs à la détente. Malgré les leçons que la vie leur donnait, ils continuaient à vous saupoudrer du sentiment tous azimuts et venaient ensuite gémir dans mes bras lorsque ça tournait mal. « Mais comment faire autrement… ?! me rabâchaient-ils. Comment être insensible… ?! » Je ne perdais plus ma salive à leur délivrer mes conseils. J’avais du temps pour lire pendant qu’ils étaient à se dépêtrer de leurs aventures. Ça ne m’amusait même pas.
Édith persistait à penser que je n’étais pas normal. Si ça pouvait lui faire plaisir, je voulais bien reconnaître qu’il me manquait quelque chose. Mais on m’avait un jour enlevé les amygdales et je m’en portais comme un charme. On enlevait des tumeurs, des ganglions, des appendices qui rendaient les gens malades. Pourquoi ne me serais-je pas débarrassé d’un truc qui était la source de mes ennuis, qui faisait que tout allait de travers… ? Jouer avec les sentiments, c’était tresser la corde pour se pendre. Au mieux, c’était clouter les lanières du fouet et remonter sa chemise. Et je n’avais pas appris ça dans les livres. Je n’étais pas le type qui refusait les plats sans même y avoir goûté. Je ne savais pas si elle se souvenait de ce que j’avais enduré par le passé ou si elle n’y avait vu que du feu. Quand j’étais encore tendre, vulnérable et innocent, lequel de nous deux en avait pris pour son grade… ? Lequel était l’imbécile que l’on découpait en petits morceaux tandis qu’un quelconque abruti la serrait dans ses bras et lui mangeait les lèvres… ? Qui, de nous deux, avait ravalé sa tristesse et sa morve pendant qu’elle s’essayait à devenir une femme que d’autres tripotaient, qui donc se rongeait les poings tandis qu’elle s’enfermait avec ce connard de Bob… ? J’en aurais eu long à lui servir si je l’avais voulu. Des petites histoires comme cette correction que j’avais reçue à Leningrad par ce Iouri de mes deux, sur le quai de la Flotte-Rouge, ou cette fois, quand j’ai cru que ça allait nous arriver, que je la caressais en mourant et qu’elle m’avait planté au beau milieu, sans un seul mot d’explication. Ou j’étais bon à enfermer ou il me semblait bien que j’avais donné pour la question. Et je ne lui en voulais pas, toutes ces histoires étaient oubliées et enterrées, ce n’était pas elle spécialement, c’était toutes les autres, c’était nous tous, c’était ce qui pendait au nez de tout individu qui avait le malheur de croire qu’on pouvait mettre le pied dans un canot doré et s’élancer à deux sur un lac de paix et de tranquillité sans jamais atteindre l’autre rive, alors qu’à chaque fois l’on venait s’y écraser, que l’on s’y fracassait et étions projetés dans les arbres. Je ne voyais que des éclopés autour de moi, que des salauds, des inconscients, des mous, des je-savais-pas, des je-suis-désolé, des enflammés qui se couvraient de cendres et leurs victimes. Et il me manquait quelque chose… ?! Je voulais bien qu’on m’arrache un bras s’il menaçait de se tendre. Des types s’étaient mutilés pour ne pas aller à la guerre. Que représentaient deux ou trois jours de nervosité ou une légère gueule de bois au regard de ce qui vous attendait… ? Aussitôt qu’une fille me plaisait un peu trop, je disparaissais comme le brouillard devant la montée du soleil. Il n’y a que les ânes qui se cognent deux fois au même obstacle.
Avec Meryl, ce fut un peu différent. Une des raisons qui me fit zigzaguer sur la droite ligne que je m’étais tracée découla de son emploi du temps. Elle ne venait pas prendre ses cours une fois par semaine, ni même deux comme la plupart des élèves, mais tous les jours, et quand elle ne débordait pas sur l’après-midi. Je pressentis aussitôt le danger, les difficultés qu’il y aurait à couper tous les ponts, le moment venu. C’était un paquet de dynamite qui nous tombait dans les bras.
Très vite, j’expliquai à Oli que nous devions nous tenir à l’écart. Mais le bougre ne l’entendit pas de cette oreille. Il se mit à tourner autour d’elle en me répétant qu’il n’y pouvait rien, qu’elle était vraiment trop ceci ou trop cela, comme si j’étais aveugle. Et tout d’abord, je ne dis rien, mais je lui en voulus pour la première fois de ma vie.
Pendant ce temps-là, et par une espèce de malédiction, tous les membres de la maison succombèrent un par un au charme de Meryl. On lui envoyait des « ma chérie » à tous les étages et elle évoluait parmi nous aussi à l’aise qu’un poisson dans l’eau.
Il n’était pas facile, pour moi, de rester hors d’atteinte. Malgré mes résistances, elle ne fut pas longue à me glisser dans sa poche. Elle me fit découvrir – certains paquets arrivaient exprès pour moi des USA – quelques jeunes auteurs comme Carver ou Harrison alors que j’en étais encore à Kerouac ou Saroyan, et je fumais des Winston d’importation, j’en recevais des cartouches entières. Malheureusement, je ne fus pas le seul à bénéficier de ses grâces. Et l’on se retrouva vite enveloppés dans une ambiance opaque, Oli et moi.
Nous ne nous étions encore jamais disputé une fille. Aussi bien, j’avais parfois le sentiment qu’il m’accordait un droit de préemption, si l’on peut dire, lorsque au hasard d’une soirée nos vues convergeaient sur la même cible. Et il m’arrivait alors de lui céder la place, en retour de ses amabilités. Parce que le ciel était d’un bleu d’azur entre lui et moi. Et sans doute aussi parce que je les aimais grandes et élancées et lui plutôt petites, le genre poupée, et que nous n’avions de ces politesses qu’avec les moyennes.
Ces histoires de taille n’entrèrent pas en ligne de compte au sujet de Meryl. Elle nous subjugua tous les deux sans que nous eûmes à la faire passer sous une toise. Et pour la première fois, Oli ne se proposa nullement de me laisser l’avantage. J’eus même l’impression qu’il jouait des coudes et me bousculait, et son attitude me blessa et m’énerva au plus haut point. Pas plus qu’au début, je n’eus de discussion avec lui à propos de Meryl, mais il me trouva bientôt dans sa foulée et nous fûmes deux à lui tourner autour.
Nous nous gênions l’un et l’autre. Nous étions comme deux coureurs qui se surveillaient, guettant la moindre faille et n’osant prendre la tête, de peur de commettre une erreur. D’autant que Meryl ne nous aidait pas beaucoup. J’avais beau l’observer, comparer les attentions et les regards qu’elle prodiguait à chacun, je n’arrivais pas à savoir de quel côté penchait la balance. Et me souvenant que j’étais le plus vieux des deux, ça commençait à me faire mal de voir que je ne prenais pas la tête. Je me demandais si je pourrais supporter qu’il me coiffe sur le poteau. D’une certaine manière, mon honneur était en jeu. Les bouts de ficelle que je triturais entre mes mains se hérissaient de hernies monstrueuses que je ne parvenais pas à défaire.
Oli était à moitié cinglé. Je ne savais même pas s’il avait conscience de la lutte qui nous opposait. Je n’étais même pas sûr qu’il me surveillait ou qu’il guettait mes faits et gestes dans cette course. Rien n’était encore joué, mais déjà l’amour lui tordait les tripes. Ça me rendait encore plus nerveux de le voir dans cet état.
À la place de Meryl, je nous aurais pris pour deux pauvres imbéciles. Notre manège était pitoyable, à peine comique, ridicule. J’étais parfois obligé de laisser un peu de terrain à Oli pour ne pas sombrer dans le grotesque. Notre empressement, et par là nos maladresses, frôlaient souvent la casse, le renversement de certains liquides, ou la mêlée au passage d’une simple porte. Je préférais alors me rasseoir si je le voyais bondir, m’écarter s’il surgissait entre nous, garer mes jambes dans la plupart des cas et attendre qu’il ait terminé ses discours pour en placer une.
Rien ne l’arrêtait. Je n’aurais pas été surpris si l’on m’avait informé qu’il ne dormait plus, qu’il tournait en rond dans sa chambre jusqu’à ce que le jour se lève. Il était toujours en bas, le matin, lorsque je descendais. Les cours ne commençaient qu’à neuf heures, mais il était déjà debout, pour ne pas manquer qui l’on savait. Il me souhaitait le bonjour d’un air absent, ne mangeait pas, buvait plusieurs cafés d’affilée. Il me souriait, aussi. Il était complètement dans le cirage. Si je lui grinçais quelques mots sur ce risible comportement, il ne semblait pas comprendre ce que je lui disais, il ne répliquait pas et son regard me traversait si j’avais le malheur de me glisser entre lui et la fenêtre d’où il pouvait contempler la grille du jardin.
Il virait au simple d’esprit. J’espérais que Meryl allait se lasser de cet imbécile heureux, d’autant que, sous peine – et l’on ne savait jamais – de le voir arriver à ses fins, j’étais obligé d’en faire un minimum. En général, je me sentais plus à l’aise dans le rôle de l’indifférent, je n’avais pas à m’en plaindre. Et donc, j’avais tout un tas de raisons d’être à cran, j’avais tellement de trucs à lui reprocher que je me surprenais parfois les poings serrés.
Puis Meryl nous invita aux États-Unis.
Cela fit baisser la tension, de mon côté. Il n’y avait qu’un escalier à descendre pour aller prendre un bain et se rafraîchir les idées. L’endroit était un peu désert à mon goût, mais il y avait une petite ville pas trop loin si l’on voulait sortir le soir. En bref, les choses se présentaient plutôt bien, malgré les circonstances.
C’était, bien entendu, le voyage dont nous avions rêvé. Nos pérégrinations à travers l’Europe, dans les jupes du Sinn Fein Ballet, n’avaient plus le don de nous exciter comme autrefois. Nous n’entendions plus que l’appel du Nouveau Monde dont la littérature et la musique se déversaient sur nos têtes depuis si longtemps. Au point que l’on passa toutes ces heures d’avion, Oli et moi, assis l’un à côté de l’autre, à discutailler comme de vieux complices qu’un boulet de canon n’aurait pu séparer.
Durant quelques jours, une douce euphorie nous préserva de nos histoires. Nous avions à notre disposition une Dodge à plateau qui nous entraînait, mon compère et moi, et à la moindre occasion, dans de radieuses virées en ville. Il y avait toujours quelque chose à lorgner du côté du port, des trucs à écouter et n’importe quoi à se mettre sous la dent dans la rue principale. Mon envie et sa passion pour Meryl se délayaient dans l’immense appétit que nous avions pour ce qui nous entourait. Ensuite, il y avait ces baignades qui n’en finissaient plus, ces explorations des plages avoisinantes et ces sorties nocturnes qui en auraient épuisé plus d’un. Où aurions-nous trouvé la force de nous livrer à quelque lancinant bras de fer, la moindre place pour y penser quand notre esprit débordait… ?
Meryl avait également pas mal d’amis dans les environs. Il ne tarda pas à brûler de grands feux sur la plage, à s’organiser de solides soirées à droite et à gauche. On ne savait pas où donner de la tête, la plupart du temps. Ce qui ne signifiait pas qu’on avait oublié Meryl mais que rares étaient les fois où l’on pouvait l’entreprendre plus de cinq minutes. Je dirais que la première quinzaine se déroula dans une ambiance de cessez-le-feu, comme à l’approche des fêtes de Noël, quand les brutes les plus épaisses aspirent à un moment de paix.
Je me faisais moins de mauvais sang, de toute façon. Je ne craignais plus de les laisser seuls, pour la bonne raison qu’il y avait toujours du monde, du moins m’en assurais-je avant de me laisser entraîner ailleurs. Je m’amusais de le voir grimacer lorsqu’il s’approchait d’elle en se frottant les mains et qu’une joyeuse bande leur tombait sur le poil et ne risquait pas de lâcher le petit Français qui avait tout Paris à leur donner en pâture. Aussi bien, je lui en envoyais quelques-uns si je trouvais qu’ils tardaient à intervenir, puis je m’absentais le cœur léger.
J’avais d’ailleurs sous la main deux mochetés d’une quinzaine d’années qui se pâmaient pour la France et pour ce beau garçon dont elles buvaient, ruminaient puis exhalaient les moindres paroles avec un soupir inquiétant. Elles habitaient juste à côté et faussaient compagnie à leur gouvernante pour s’aventurer dans les parages. Je les encourageais à venir nous voir, à s’intéresser à la vie parisienne. Je le regardais blêmir. Ces deux filles étaient des armes redoutables.
Elles avaient un frère, Irving, un type un peu plus âgé que moi et qui buvait beaucoup. Il était le meilleur ami de Meryl. Il était si beau qu’il ne fallait pas être devin pour mettre un nom sur la prochaine conquête d’Édith. N’empêche que c’était un gars charmant, presque timide, qui connaissait tout Cape Cod comme sa poche et descendait une bière en sept secondes, montre en main. Quand il se tenait à côté de ses sœurs, on se demandait comment la Nature pouvait être aussi injuste : tout ce qu’il avait de bien, elles l’avaient en mal, de la couleur des cheveux jusqu’au timbre de la voix. Lorsque l’on m’apprit qu’elles étudiaient le piano, je m’offris quelques sueurs froides.
Leur père était le juge William Sidney Collins, un bonhomme plutôt sévère à ce que l’on racontait, un de ces rigolos tout droit sorti de La Lettre écarlate. On ne le voyait jamais mais on sentait sa présence, jusqu’à ses arbres et sa maison qui semblaient trembler devant lui. À mon avis, il n’y avait que ses deux filles pour oser affronter sa colère en se débinant de la propriété, mais comme disait Oli, on ne voyait pas ce qu’il aurait pu leur faire. Si ingrat était leur physique qu’on imaginait mal un père s’acharner sur le tableau vivant de ses maladresses, lever la main sur des figures que les miroirs se chargeaient de gifler tous les matins.
C’était Irving qui prenait tout. Il fallait bien que le juge passe ses colères sur quelqu’un. Au début, quand nous n’étions encore au courant de rien, Oli et moi tiquions lorsque Meryl l’entraînait à l’écart. Nous ne savions pas encore qu’elle le consolait et ça nous coupait l’appétit quand elle le serrait dans ses bras. De toute façon, j’aurais trouvé qu’il y avait consoler et consoler. Je doutais qu’elle eût couvert ainsi de ses tendres baisers le crâne et les joues de Quasimodo.
— Je m’aperçois qu’il y a des choses que tu ne peux pas comprendre…, me dit Édith.
Nous regardions fondre nos guimauves, au bout de nos baguettes. Les autres étaient dans l’eau. Nous étions remontés sur la plage, parce que le feu s’éteignait.
— Tu ne pourrais pas changer de disque… ? lui répondis-je.
— Bah, je ferais la même chose avec toi ou avec Oli, et qu’est-ce que ça voudrait dire… ?
— Mmm… je te vois mal en train de sécher nos larmes. C’est pas ton genre.
— Ouais, mais je me rappelle pas que vous m’en ayez donné l’occasion. Et puis Irving a l’air si fragile…
— Vous devriez vous y mettre à deux.
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17 juillet 1965
Ils n’ont pas ce que j’aime chez lui. Et surtout pas Irving. Je ne sais pas ce que c’est. Je n’en voudrais pas un qui aurait la moitié de ses défauts. Est-ce que je ne devrais pas me faire soigner… ?
Pour en revenir à Irving. Peut-être serais-je encore sortie avec lui l’année dernière. Maintenant, j’en ai assez. Et Henry-John a raison lorsqu’il dit que je n’ai pas la fibre maternelle. Je n’ai pas envie de bercer qui que ce soit. Il faut reconnaître qu’ils ne courent pas les rues, les types qui brillent de l’intérieur… Et est-ce que c’est toujours un combat, avec eux… ?! Ce soir encore, j’ai failli le jeter dans les flammes. Ça ne m’empêche pas de me sentir joyeuse, car j’écris ces mots dehors, dans une nuit magnifique, et je sens le ciel m’aspirer.
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La femme d’Irving arriva de New York, un matin. Je compris alors pourquoi il voulait divorcer. Il était en train de me montrer comment l’on montait une canne à pêche. Elle lui arracha le matériel des mains et le jeta au beau milieu du poison ivy. Sans dire un mot. Elle était verte et ses lèvres tremblaient de rage. Je m’attendais à ce qu’il lui saute à la gorge après un coup pareil, je m’étais d’ailleurs reculé d’un pas. Mais il n’exécuta qu’un demi-tour et rentra chez lui. Et elle le suivit en gesticulant. J’en avais encore le souffle coupé.
Meryl m’expliqua qu’ils étaient mariés depuis deux ans et que ça n’allait pas très fort entre eux. C’était aussi mon avis. Nous rentrions de Truro, après une descente au supermarché, et je roulais aussi lentement que possible. Je visais les nids-de-poule, bondissant sur la banquette afin de me rapprocher d’elle. Je conduisais presque assis au milieu, en face du rétroviseur, mais je ne la sentais pas bouger d’un quart de millimètre. Pour un peu, j’aurais soupçonné Oli d’avoir collé de la glu sur son siège.
C’était Irving qui l’inquiétait. Il était dur de badiner avec une fille qui fronçait les sourcils. Elle supportait mal de le voir dans cet état. Il paraissait que son père lui menait la vie dure, qu’on ne divorçait pas chez les Collins, catholiques de vieille souche mâtinés d’un vernis puritain pour la bonne mesure.
— Tu sais, il ne buvait pas du tout, avant son mariage…
— Bah !… c’est sans doute la chaleur…, minimisai-je.
— Non, Henri-John… ce n’est pas la chaleur… Mais ce mariage…, bon sang, quelle stupidité c’était ! Tout le monde savait que ça ne pourrait pas aller…
— Ah !… Eh bien, en effet…
— Mais tu ne peux pas imaginer les pressions que son père lui a fait subir… C’était ignoble… !
Elle en avait les mâchoires serrées, fixait la route sans plus se soucier de ma présence. Lui attraper un genou, dans ces conditions, n’aurait pas rimé à grand-chose. Il était clair que j’aurais pu poser ma tête contre son épaule, elle ne se serait aperçue de rien, mais à quoi bon ?
Je refusai de considérer ce fiasco – je m’étais mis en tête qu’il suffirait qu’on nous laisse seuls cinq minutes – comme un échec. Fussé-je le type dont elle avait rêvé toute sa vie, mes chances n’auraient pas été meilleures. Elle était obnubilée par les problèmes d’Irving et lorsqu’elle les évoquait, vous pouviez marcher sur la tête en lui déclamant le Cantique des Cantiques, ça ne vous aurait servi à rien. Je regrettais simplement de ne pas m’être lancé à l’aller mais j’avais eu le malheur de brancher la radio et nous étions tombés sur la toute nouvelle de Bob Dylan, Like a Rolling Stone, et j’avais cru défaillir, je m’en étais mordu les lèvres et c’était moi qui alors avais fixé la route, moi qu’un strip-tease ou une déclaration d’amour n’aurait pu déranger.
Bon, ce n’était que partie remise. Pour la forme, j’envoyai à Oli un sourire énigmatique tandis qu’il nous aidait à décharger, de quoi lui gâcher le restant de la journée.
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28 juillet 1965
Johnson a annoncé ce matin qu’il envoyait cinquante mille soldats de plus au Viêtnam. Irving a bu tout l’après-midi. Inutile de lui demander s’il s’est encore accroché avec son père. Cette fois, c’est le Viêtnam, demain ce sera autre chose. Il se rend vraiment malade. Dialogue de sourds à la sauce freudienne dont on se serait bien passé.
Il est resté en plein soleil avec ses bières. Pour finir, on a planté un parasol à côté de lui, car il ne voulait pas bouger. J’ai laissé Meryl et quelques autres se relayer à ses côtés. Moi, je n’y vais pas. J’observe. Je suis la seule à ne pas courir dans tous les sens. Et mon dernier Yi king me donne raison. J’ai tiré L’immobilisation, la montagne : « Les pensées doivent se limiter à la situation vitale présente. Toutes les songeries et les spéculations qui vont plus loin ne font que blesser le cœur. »
Il y a une heure à peine, j’ai surpris Meryl en train de dévisager Oli à son insu. Ça ne m’a étonnée qu’à moitié. Je commence à la connaître.
Puis promenade au clair de lune avec un certain Jim qui me poursuit depuis trois jours. Je le trouvais pas mal, et ce soir, il a été drôle et gentil. Il m’a serrée dans ses bras mais j’ai été prise d’un fou rire lorsqu’il a voulu m’embrasser. Je lui ai dit que j’étais désolée, que c’était nerveux. Et il n’y avait rien à faire, je pouvais pas. Quand nous sommes rentrés. Henri-John me cherchait pour danser. « Un slow… ? » lui ai-je demandé en pouffant de rire. Décidément, ils m’amusaient tous autant qu’ils étaient, c’était la soirée. « Qu’est-ce qui se passe ? D’où tu sors… ? T’es tombée sur la tête… ?! » Il s’était rembruni en lorgnant sur Jim qui se tenait derrière moi. Et moi, qu’est-ce que j’ai fait ? Je lui ai souri. Ça l’a assommé. Et les autres sont venus me prier, ils voulaient voir si l’on avait du jus dans les jambes, comme il avait dû s’en vanter, s’il m’envoyait vraiment dans les airs. « Ça va… On laisse tomber…, il a grogné. Faudra me croire sur parole. »
Plus soupe au lait, j’en connais pas. Tout le monde est couché, à présent. Il est tout seul dehors et je l’entends marmonner. Il doit être en train de jouer avec ses bouts de ficelle.
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Le père de Meryl avait les cheveux blancs. Je ne savais pas si c’était la raison pour laquelle sa femme s’était enfuie en Europe, mais le fait est qu’il paraissait bien vieux. Il ressemblait à Spaak, qui entre parenthèses, ne rajeunissait pas, de son côté, tandis que ma mère était toujours aussi belle. Je commençais à avoir la nausée de ces couples si pauvrement assortis, de ces mariages ratés, de ces unions catastrophiques. Je ne voyais que ça, autour de moi. Le suicide de la mère d’Édith n’était-elle pas une des premières images de mon enfance ? Tous ces hommes et toutes ces femmes étaient-ils complètement idiots ou masochistes ?
— Il y a une chose que tu ne sembles pas saisir…, me dit-il un matin, avant de repartir à New York. C’est que je ne regrette pas d’avoir essayé… Bien entendu, je t’accorde que ce n’est pas facile, mais aurais-tu mieux à proposer… ?
— Mieux que quoi… ? lui répondis-je avec un sourire acide.
— Tu es un garçon intelligent, Henri-John. Mais ce n’est pas un compliment que je te fais. Un type intelligent ne pisse pas en plein vent, mais il finit par faire dans sa culotte…
Je ne le connaissais pratiquement pas, ce gars-là. Il n’était apparu que le temps d’un week-end – nous avions dû nous calmer un peu – et repartait comme il était venu, mais ce qu’il venait de me dire me foudroya sur place. Pourtant, j’en avais entendu d’autres. Au cours de certaines discussions que j’avais avec Georges, j’esquivais des bottes autrement imparables. Je m’arrangeais des grands discours que ma mère me tenait sur les façons d’appréhender le monde, slalomais en souplesse entre les propos d’Alice ou de Ramona lorsqu’ils visaient à m’attendrir. Et voilà qu’au moment où je ne m’y attendais pas, une espèce d’inconnu me glissait une connerie et j’en vacillais sur mes jambes.
Je voulus le rattraper, qu’on s’explique une bonne fois, mais il était déjà loin.
Je passai le restant de la journée dans l’eau, partageai quelques bières avec Irving. Nous étions le 15 août. Les émeutes de Watts duraient depuis cinq jours et les Beatles débarquaient au Shea Stadium, la radio annonçait cinquante-six mille spectateurs en délire et il vomissait là-dessus, mais je ne l’écoutais qu’à moitié. J’avais d’autres soucis en tête. Et je ne voyais pas que siroter des bières à la tombée du jour, installé dans un transat avec des sandwichs au poulet, fût la position idéale pour compatir au sort des ghettos.
Toutefois, je m’accordais de sa sombre humeur. Je n’avais pas, moi non plus, d’ineffables raisons de me réjouir. Outre que cette histoire de pisser en plein vent m’obsédait, mes affaires avec Meryl n’avançaient pas. J’avais l’impression que tout s’obscurcissait. Oli m’échappait et Édith se mettait à rire sans raison. Et Irving qui broyait du noir à mes côtés, mais qui était la seule compagnie acceptable.
J’avais le sentiment qu’Oli avait l’avantage, à présent. Je m’en rendais compte à d’infimes détails, mais j’estimais qu’il était plus près du but qu’il ne se l’imaginait lui-même. J’en avais du mal à m’endormir, le soir. J’avais beau multiplier les crocs-en-jambe, me creuser la cervelle pour lui casser la baraque, sa progression demeurait inexorable. À sa place, j’aurais conclu depuis belle lurette, et en fait ce n’était pas moi qui le gênais mais les sentiments qu’il avait pour elle. Cela lui dérangeait un peu l’esprit, le flanquait d’une armure si lourde qu’il réagissait à grand-peine. J’enrageais en silence, mais ce n’était pas une colère froide et lumineuse et libératrice. C’était exactement l’inverse.
*
* *
Je me fais du souci pour Oli. À y regarder d’un peu près, il n’y a qu’Évelyne qui ne me soit pas un sujet d’inquiétude. D’ailleurs, je la vois différemment, depuis que je suis rentré. Il m’arrive encore de compter les nuits qu’elle ne passe pas à la maison, mais c’est une espèce de réflexe et cela n’évoque pas grand-chose pour moi. L’autre jour, elle m’a regardé par en dessous parce que je discutais dans le jardin avec un type qui l’attendait et qui, ma foi, ne semblait pas abominable à un ou deux détails près, d’autant que ce n’était pas moi qui sortais avec. Et pas plus tard que la veille, nous nous sommes rencontrés dans la cuisine, elle et moi, aux alentours de une heure du matin, à l’occasion d’une de mes descentes nocturnes et discrètes vers un frigo plus garni que le mien. Nous nous sommes installés à un coin de table. Je n’avais jamais pris garde que ces fringales qui nous taraudaient au milieu de la nuit étaient au moins une chose que nous avions en commun. Et c’était encore un peu nouveau pour moi, mais je croyais distinguer certaines ressemblances entres nos caractères, chose qui ne m’avait jamais effleurée jusqu’ici et qui ne laissait pas de m’étonner, à présent. Elle a trouvé que ma retraite avait de bons côtés, elle a dit en riant que je devenais un père acceptable, enfin que j’en prenais le chemin.
— Je ne te cache pas que la route est longue…, lui ai-je murmuré.
Peut-être qu’on n’en sort jamais. Si je voulais m’en persuader, je n’aurais qu’à fixer le ciel et j’y trouverais un bleu tirant sur le violet, un rose qui me laisserait perplexe. Je crois qu’Éléonore est préoccupée, en ce moment, mais elle ne m’en a pas parlé. Dois-je m’aventurer dehors avec un casque sur la tête… ?! La route n’est pas si longue, mais elle ne finit jamais. Éviter un obstacle, c’est aller au-devant d’un autre. Il n’y a rien de solide sous nos pas. L’esprit doit demeurer léger.
Frappe-moi là où je ne m’y attends pas. Transforme mon chemin en un chaos de blocs escarpés et je bondirai de l’un à l’autre car tu m’as donné des jambes et des vivres et tu m’as entraîné. Y a-t-il de nouvelles difficultés, de sombres épreuves à l’horizon… ? Et viendront-elles de toi, Éléonore ? Ça ne fait rien, ma petite fille, mon amour, je suis prêt.
Enfin bref, l’orage se tourne vers Oli, pour l’instant. Je me méfie de Giuletta. Et je me félicite d’avoir gardé mes distances avec elle, de l’avoir tenue sur mes genoux en tout bien tout honneur.
J’avais remarqué que les choses n’allaient pas très bien, mais depuis quelques jours le climat s’est très nettement détérioré entre eux. Nous nous voyons souvent, Oli et moi. Nous avons décidé que rien ne pouvait nous abattre. Au cours des dîners, nous ne pensons pas qu’Édith puisse être avec Robert Laffitte, ni Giuletta au bras de Dieu sait qui. Nous allons prendre un dernier verre chez lui et fumons un cigare, penchés sur les cartes du monde entier. Nous avons une petite préférence pour l’Alaska, où les brochets peuvent atteindre la taille d’un homme. Nous avons des adresses, des dépliants touristiques. Hier soir, nous avons chanté le Drinking Song d’Harrison.
« In the river was a trout and I was on the bank, my heart in my
chest, clouds above, she was in NY forever and I, fishing and drinking. »
Nous n’irons sans doute pas en Alaska, mais là n’est pas la question. Je sors de chez lui le nez rouge, les doigts bleuis et puant le poisson frais. Nous avons rejeté à l’eau les plus beaux spécimens. Aucune femme ne nous attend à la maison.
Il lui a refusé le rôle pour Le Sacre. Georges avait parfois ce genre de problème avec Rebecca, mais il ne lui a jamais cédé. Oli non plus ne plaisante pas avec ça. Elle l’a prévenu qu’il allait le lui payer. Il n’a toujours pas de ses nouvelles.
— Non… elle ne le fera pas…, essaye-t-il de nous persuader.
Je ne veux pas l’inquiéter. Peut-être que je me trompe. Elle n’a bouclé ses valises que depuis hier matin.
— Elle peut encore revenir…, dit-il.
Et nous sommes toujours au milieu, il n’y a ni commencement ni fin.
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Fumer de l’herbe me rendait malade. Une moitié d’acide m’avait fait dresser les cheveux sur la tête et, après m’être envoyé quelques miettes de champignons, j’avais vidé une bonbonne entière de Poland Spring, et ça contenait cinq gallons. Pour donner le change, il m’arrivait d’acheter de ces trucs, mais soit je les distribuais, soit ils traînaient dans le fond de ma poche pendant des jours.
Oli et moi étions restés à la maison, ce matin-là, pendant que les autres se baignaient. Il avait je ne sais quoi à écrire, et moi, je ruminais la vaisselle du petit déjeuner à laquelle j’avais refusé de me mettre sous prétexte qu’ils s’étaient éternisés à table. C’était mon tour, mais je les avais envoyés promener. Je m’étais levé du mauvais pied, je n’étais déjà pas de très bonne humeur. Pour finir, Oli s’y était collé à ma place. Il avait commencé seul. Puis Meryl était venue l’aider. Pour un peu, ils se seraient mis à chanter, ils auraient passé la journée les mains dans l’eau, au coude à coude, à se raconter des histoires en se frôlant sous la mousse. C’était vraiment se foutre de ma gueule.
Je regardais Oli, qui rêvassait avec la pointe d’un stylo dans la bouche, allongé à même le sol et soupirant comme s’il avait été sur de la plume. On ne voyait pas les autres mais on les entendait en contrebas. J’étais à cran. Et je venais de réaliser le nœud le plus monstrueux de toute ma carrière.
— Mais sacré nom de Dieu, qu’est-ce que tu fabriques, à la fin… ?! m’emportai-je en lui balançant ma ficelle au visage.
Il lui fallut quelques secondes pour réaliser ce qui se passait. Mais je n’avais pas eu le don de le mettre en colère.
— J’écris un poème…, me répondit-il sans rire.
— Tu fais quoi… ??!
— J’écris un poème, je te dis… Tu sais pas ce que c’est ?
— Non mais tu te sens pas bien ou quoi… ?!
Il détourna la tête. Non que ma réaction semblait le gêner mais plutôt parce que je l’empêchais de réfléchir. Il n’était pas nécessaire de lui demander à qui il destinait son œuvre. L’air était embaumé à l’eau de rose.
— Merde ! Qu’est-ce que tu t’imagines… ?! Tu vois pas que tu te ramollis du cerveau… ?!
— Écoute… tu ne peux pas comprendre.
Je commençais à en avoir marre qu’on me dise que je ne comprenais rien. Le soleil commençait à me cogner sur la tête.
— Mais tu n’as même pas vingt ans, pauvre con… Qu’est-ce que tu veux m’apprendre… ?!
Il fit un geste me signifiant qu’il n’avait pas envie de discuter. Moi, je ne lui avais jamais rien caché de mes aventures, je lui racontais tout ce qu’il voulait, je venais l’aider lorsqu’il se fichait dans des situations impossibles. Et voilà tout ce que je récoltais. Au fond, je me fichais pas mal de Meryl. Si j’avais pu lui flanquer un billet d’avion pour qu’elle aille au diable, je l’aurais fait sans hésiter. Mon cœur ne se serrait pas quand je la regardais, je ne ressentais pas le besoin de lui écrire un poème ou de saisir son verre pour aller boire derrière elle ou lécher sa fourchette, mine de rien, sauf que je suis pas aveugle, et avec cet air d’abruti complet. J’admettais qu’elle était différente des autres, que l’on pouvait y réfléchir une minute et se donner un peu de mal pour s’accrocher à son bras, mais pas à n’importe quel prix. C’était la différence entre Oli et moi. Lui, il était prêt à payer et tant pis pour ce que ça coûtait. Je pouvais crever dans mon coin, ce salaud ne s’en serait même pas aperçu.
Par hasard, je glissai ma main dans ma poche.
— J’en ai ma claque de ces conneries…, lui annonçai-je.
Comme il ne me répondait pas, je me levai et vins m’accroupir devant lui. J’ouvris ma main sous son nez et lui présentai la pilule.
— Regarde. C’est la solution de nos problèmes…
De bel indifférent, il se changea en père la grimace.
— Hé… qu’est-ce que c’est… ?!
Il y avait tant de bruits qui couraient là-dessus qu’on ne pouvait pas savoir au juste. En général, celui qui les vendait vous jurait que c’était bon pour tout.
— Ça va la mettre dans de bonnes dispositions. On sera pas trop de tous les deux, si tu veux savoir…
Malgré son bronzage, il tourna au pâlichon. Ainsi, j’existais de nouveau pour lui. Enfin l’on se décidait à m’accorder une vive attention. Ah ! reprends donc ta respiration, mon chéri… ! Ne va pas t’étrangler, petite fée du logis… !
— Non… Attends… Mais qu’est-ce que tu veux FAIRE… ??!
Je ne savais pas ce que j’allais faire, mais j’allais trouver en vitesse. Je me dressai aussitôt sur mes jambes, m’écartant de la main qu’il tendait vers moi.
— Je vais lui préparer quelque chose à boire… Qu’est-ce que tu en dis… ?
Il se leva à son tour, la mine décomposée, la mâchoire pendante. Je compris que c’était tout ce que je voulais.
— Bon dieu ! M’oblige pas à t’en empêcher…, lâcha-t-il d’une voix blanche.
— T’as intérêt à t’écarter de mon chemin…, grognai-je.
On se dévisagea une seconde, puis je lui sautai dessus.
Et ce ne fut pas de la rigolade. Je le cognai de toutes mes forces.
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5 août 1965
J’ai eu comme un pressentiment. Je n’ai rien dit, je suis remontée à la maison.
Oli était allongé par terre. Son visage était tout rouge et il saignait de la bouche, il gémissait. Henri-John était assis à côté de lui, les genoux remontés contre sa poitrine et serrés dans ses bras.
— Laisse-nous tranquilles…, il a marmonné.
Je me suis avancée et je me suis agenouillée près d’Oli. Je sentais le regard d’Henri-John posé sur moi. J’étais incapable de prononcer un son, et tout ce que je trouvais, c’était d’arranger les cheveux de mon frère et de me pincer les lèvres.
Quand j’ai levé les yeux sur Henri-John, j’ai cru qu’il avait pris dix ans. Ses yeux brillaient mais sa peau était grise, tendue comme du marbre. Il s’était enroulé une main dans un foulard et l’autre était pleine de sang séché. Il fixait Oli, à demi évanoui, et je n’aurais pas su dire ce qu’il éprouvait, je ne lui avais jamais vu une expression pareille. Et moi non plus, je ne savais même pas ce que je ressentais. C’était tout blanc. Ni dégoût, ni colère, ni tristesse. Comme ce vide avant la douleur quand on se blesse quelque part, sauf que ça durait.
Puis juste à ce moment-là, les filles du juge se sont amenées.
— Foutez-moi le camp… ! il a grogné.
— Irving s’est pendu dans la grange…, nous ont-elles annoncé.
Ce soir, si j’étais courageuse, j’irais retrouver Henri-John. Ce soir, Meryl et Oli partagent la même chambre.
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— Vraiment, cher ami… c’est très embarrassant…, me glisse Heissenbüttel.
— Pour qui… ? lui ai-je demandé.
Si j’avais voulu m’éviter un quelconque désagrément, je ne serais pas venu à cette soirée. Je désirais simplement savoir si elle aurait ce culot, et ma foi, je ne suis pas déçu. Robert Laffitte n’est pas très à l’aise, il fuit mon regard mais s’arrange pour ne pas me tourner le dos.
C’est une nuit particulièrement douce. Les appartements d’Heissenbüttel s’ouvrent sur une grande terrasse, entre les toits de Saint-Vincent. C’est un endroit agréable, d’où l’on peut observer la ville et se tenir au balcon comme à l’avant d’un navire amiral, avec un sourire satisfait. C’est une soirée très parisienne, avec de jolies femmes qui ne baissent pas les yeux. Mon mépris pour cette ville ne concerne pas les femmes. Ni les cafés. Ni les rues au petit matin. Ni la tombée de la nuit.
Je me suis approché d’Édith. Robert Laffitte est resté tétanisé près du buffet.
— Tu crois que je lui fais peur… ?
— Je ne sais pas. Tu n’as qu’à l’interroger…
— J’ai l’impression qu’il nous regarde.
— Oui, en effet, il ne nous quitte pas d’un œil.
— Je regrette que tu sois ma femme et que tu sois accompagnée. Je crois que, sinon, j’aurais aimé tenter ma chance…
— Ne me fais pas la cour, Henri-John. Tu n’as jamais été très bon pour me baratiner…
— « Les homards n’arriveront pas tout cuits dans ton assiette… », me répétait Finn.
Je ne me suis pas enraciné près d’elle. J’ai cédé ma place à son entraîneur.
— Écoutez, cher ami… c’est vraiment très ennuyeux… Vous me voyez désolé…, s’acharne Heissenbüttel.
— Ce n’est rien, lui dis-je.
Je ne suis pas effondré. Je ne suis pas furieux. Je ne suis pas d’humeur à chercher des crosses au manager d’Édith – aussi bien « ceux qui sont experts dans l’art de la guerre soumettent l’armée ennemie sans combat » (Sun Tzu, III, 10.) –. Qu’elle jette un œil sur moi, de temps en temps, et je m’en satisfais comme une plante du désert qui recueille une goutte d’eau. « Si une femme ne te laisse pas mourir, alors tu peux sortir de ta maison et te rouler sur le sol en riant » (anonyme).
Je n’ai pas mangé, mais j’ai bu quelques verres. Certaines convives qui ne me connaissaient pas et me prenaient pour un célibataire – pour la plupart, elles ne veulent pas s’emmerder – venaient y voir de plus près et s’arrangeaient à faire travailler mon esprit, tout en me parlant de choses et d’autres. Je me demande dans quel airain il faut être taillé. Et pas seulement pour les histoires de sexe. Je trouve dommage que personne ne soit comptable des mauvaises actions que l’on ne commet pas.
Je vais partir quand Heissenbüttel me prend par le coude pour me raccompagner jusqu’à la porte. Il profite que nous soyons seuls pour froncer les sourcils.
— Allons, mon ami… le moment est venu de réagir… !
— Soyez gentil de lâcher mon bras.
Sa main tombe, mais il est lancé :
— Voyons… Ressaisissez-vous, que diable… !
— Écoutez… N’abordons pas ce sujet, voulez-vous… ?
— Je ne cherche qu’à vous aider, Henri-John…
— Et bien, n’essayez pas de m’aider… Et pendant que j’y suis, si vous voyez le juge Collins, faites-lui passer le message.
— Dites-moi, seriez-vous un ingrat, mon gaillard… ? Regardez autour de vous. Pour la moitié, ces personnes font vivre Saint-Vincent. Vous y trouverez les plus généreux donateurs, les parents d’élèves les plus influents… Et vous êtes le seul professeur que j’aie invité à cette soirée… par amitié pour vous et pour votre femme. Oublions un instant ce que je réprouve en tant qu’individu et voyez dans quelle situation vous me mettez en tant que directeur de l’école… Ne m’obligez pas à prendre des mesures dont nous aurions à souffrir vous et moi.
J’ai ri.
— Ne prenez pas mes paroles à la légère…, a-t-il ajouté.
Rapide comme l’attaque du serpent, ma main s’est refermée sous son biceps. Mou comme de la saucisse était son bras. Ma voix comme venue d’ailleurs.
— Restons amis, mon vieux… Écoutez bien ce que je vais vous dire… Je ne sais pas combien vous êtes à vous agiter dans mon dos et je ne suis pas de taille à lutter contre tous… Taisez-vous, écoutez-moi… j’essaye à mon tour de vous aider… Je succomberai sous le nombre, comme je vous le disais, mais pas avant de vous avoir réglé votre compte, à vous et à Collins…
— Mais enfin, vous délirez… !
— Souriez… on nous regarde.
— Mais grands dieux qu’allez-vous chercher… ?!
— Je ne sais pas… Il se peut que je me trompe… Mais n’essayez pas d’exercer la moindre pression sur moi ou je transforme votre vie en enfer… ! Faites toucher un seul cheveu d’Édith… et je vous noierai dans votre propre sang. Comment vous dire… n’essayez pas d’entamer un bras de fer avec moi ou je vous éventre sous la table…
*
* *
Cela se passa le soir, après l’enterrement d’Irving. Cela me frappa en pleine poitrine. Je faillis en dégringoler de la falaise. Ma main se referma sur la rampe de l’escalier.
À cause de la chaleur, les Collins avaient accéléré les formalités. Je transpirais. Je revenais de l’hôpital où l’on m’avait pansé le petit doigt. Je l’avais cassé en dérouillant Oli et il y avait moins d’une heure que l’on me l’avait remis en place. J’avais mal dans tout le bras. Il y avait tellement de fleurs autour de la tombe que l’on respirait une odeur écœurante.
Pour ce que nous en savions, Irving s’était pendu à la suite d’une violente engueulade avec son père. Ses deux sœurs nous avaient raconté ça par le détail, sans plus d’émotion que s’il s’était agi d’un inconnu renversé sur la route. Une fois de plus – la dernière – cette histoire de divorce était revenue sur le tapis et Collins avait giflé son fils et avait menacé de le faire enfermer.
Meryl s’était contenue, à l’église, trop occupée à essuyer ses larmes. Mais lorsque le cortège se mit en branle, elle commença de gesticuler et d’apostropher le juge qui marchait à l’avant. Ses éclats jetèrent un certain trouble dans les rangs, des têtes se tournèrent et ce mouvement remonta vers la source. Oli l’entraîna à l’écart, tâcha d’étouffer les imprécations de Meryl contre sa poitrine.
Pendant la descente du corps, le juge leva les yeux sur Édith et moi et nous fixa un instant. Nous le connaissions à peine, c’était juste bonjour bonsoir lorsque nous le croisions sur le chemin ou que nous traversions sa propriété aux côtés d’Irving. Mais son regard était terrible et je ne savais pas ce qu’il pensait en nous dévisageant. Rien de très charitable, à mon avis. À présent qu’il n’avait plus son fils, il cherchait peut-être de nouveaux terrains pour y exercer sa bile.
De retour à la maison, nous égrenâmes un long, triste et silencieux après-midi. Oli et Meryl se tenaient l’un contre l’autre. J’avais du mal à les regarder. D’abord parce qu’il y avait une telle douceur dans leur relation que ça m’incommodait. Et ensuite parce que le visage d’Oli était si tuméfié que j’en avais des sueurs froides.
Cela dit, ma colère était passée et je me collais à la vaisselle depuis deux jours. J’avais accepté sans broncher tous les qualificatifs dont on m’avait assorti après mon numéro. J’en avais même retiré un certain apaisement. Tout au long de la journée d’hier, ils m’avaient ignoré. Mon doigt me faisait horriblement souffrir mais je me voyais mal en parler. Oli était jauni à la teinture d’arnica et je n’avais pas envie de la ramener. Jusqu’à ce matin, personne ne m’avait demandé pourquoi je gardais un foulard autour de la main. Peut-être s’imaginaient-ils que je cherchais à me faire plaindre, que je me donnais une raison de grimacer en me coltinant la vaisselle.
« Si Meryl le lâchait un moment, j’irais bien m’asseoir près de lui cinq minutes… », songeai-je en égouttant des pâtes. Ils étaient dehors. Dans le soleil couchant, la tête d’Oli ressemblait à un jouet de Celluloïd éclairé de l’intérieur, du genre bariolé.
Personne n’avait faim. Je rembarquai le plat et les assiettes à l’intérieur. Je me sentais vraiment vidé. Édith s’était intéressée à mon doigt, après le petit déjeuner, et m’avait conduit à l’hôpital. Elle avait nagé avec moi dans l’après-midi. Nous restâmes seuls tous les deux lorsque Meryl et Oli descendirent vers la plage.
Mais je ne lui prêtai guère d’attention. Les événements de ces derniers jours m’avaient un peu ébranlé et je tournais en rond autour de moi, la plus banale de mes pensées finissant par dégénérer en poison, en cour sombre, en potion de vague à l’âme.
Je n’y voyais plus clair du tout. J’avais l’impression d’être malade ou de couver quelque chose. Je fouillais mon esprit pour essayer de comprendre ce qui n’allait pas mais ça ne servait à rien, il y avait toujours un moment où tout s’éteignait.
L’idée me vint que c’était moi qui coupais la lumière. Ce fut la seule étincelle qui daigna m’illuminer une seconde. Puis, regagnant mes ténèbres, j’admis que ça ne m’avançait pas beaucoup, réflexion faite.
Je me dirigeai vers le bord de la falaise pour fumer une cigarette. Il y avait du vent, mais je n’avais pas envie de pisser. J’aperçus Meryl et Oli, assis tout en bas, sur la dernière marche de l’escalier. J’imaginais que ça valait le coup de se prendre une volée si l’on obtenait pareille récompense. Quant à moi, mon petit doigt ne m’avait rien décroché du ciel.
Je me raidis légèrement pendant qu’ils s’embrassaient. Je les observai, et au bout d’une minute il me sembla que je ne saisissais pas très bien ce qu’ils fabriquaient. Je savais ce que c’était que d’embrasser une fille. Et ça y ressemblait, sauf que ce n’était pas ça. Ou alors, j’en avais encore à apprendre. Et sur ce, je crachai par terre.
Puis j’enfonçai mes poings dans mes poches. Et en bas, ils se tenaient les mains, ils se serraient l’un contre l’autre. Je n’avais pas envie de vomir mais c’était comme si tout me remontait à la gorge. Et je n’avais pas envie de pleurer mais tout semblait se liquéfier à l’intérieur de moi, je n’y sentais plus rien de solide. Pire encore : je fuyais comme une passoire, le froid me descendait du crâne, envahissait ma poitrine et glissait le long de mes hanches à mesure que le niveau baissait. C’était le vide qui s’installait, ou plutôt se révélait à cet instant d’une manière assez comique. Je respirais et le vent s’engouffrait dans mes narines, ronflait à travers tout mon corps comme s’il visitait une baraque sans meubles, sans portes, sans fenêtres, sans âme qui vive du grenier à la cave.
C’est alors que j’entendis la voix d’Édith dans mon dos.
Je me retournai, aussi mal en point que je l’étais.
— Excuse-moi, murmurai-je, mais je n’ai pas compris ce que tu m’as dit…
— Alors je vais te le répéter…
Je hochai la tête. Si elle désirait me la couper, c’était le moment, je n’aurais pas lutté. Comme elle tardait, je levai les yeux sur elle.
Et elle me déclara :
— Tu ne trouveras pas mieux que moi, Henri-John… Tu ferais mieux de me croire pour une fois…
Et ma main chercha la rampe de l’escalier.
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— Eh bien… j’aimerais que tu me le rendes…
Elle savait, bien entendu, que je l’avais embarqué. De mon côté, je ne savais pas comment elle le prendrait lorsque nous aborderions ce sujet, cela pouvait me créer des ennuis. Mais je l’avais saisie à froid, dans la cuisine, après cette soirée chez Heissenbüttel, et il était tard, et je n’avais provoqué aucun scandale, je n’avais pas cherché querelle à son imprésario, j’avais été parfait. Aurais-je mérité que la moindre colère s’abatte sur ma tête… ?
— Écoute… pourrais-je le garder encore un peu… ?
— Et en quel honneur… ?
— Disons que tu es la première fille à qui j’ai adressé la parole, et je m’y suis habitué… Si je me réveille et que je prends ton journal, j’arrive à me rendormir au bout d’un moment…
— Eh bien, je te remercie… !
Mais elle souriait.
— Tu sais, ai-je ajouté, puisque nous en parlons… Ce qui m’a frappé, c’est que tu aies pu attendre si longtemps… j’étais vraiment dur à la détente…
— Mais j’étais jeune…
— Je crois que pour les hommes, c’est différent… Ce n’est qu’en vieillissant que la patience leur vient en aide…
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8 août 1966
Il ne sait pas ce qu’il veut. Ce n’est pas d’aujourd’hui et peut-être qu’il ne changera jamais. Pourquoi est-ce que moi, tout me paraît si clair… ?
J’ai échangé ma place avec Ramona. Je ne tiens pas à me disputer avec lui la veille de notre mariage. Ne lui demandez pas pourquoi il ne veut pas d’enfant, il n’en sait rien, toutes ses raisons ne tiennent pas le coup une seconde.
Mais mon Dieu, j’ai du mal à lui résister lorsqu’il se tourne vers moi, j’ai l’impression de l’aimer chaque jour davantage. Demain, il y aura tout juste un an que nous sommes ensemble. J’ai peur qu’il finisse par m’arracher un sourire avec ses soupirs et ses grimaces.
Élisabeth me dit : « Ils sont plus forts qu’ils ne se l’imaginent… Mais c’est à nous de le leur faire découvrir… »
Oli nous a appelés ce matin. Pour savoir si nous étions toujours décidés (ha ! ha… !). Il paraît que le prêtre est nerveux car nous n’étions pas là pour les répétitions et il n’a encore jamais célébré deux mariages à la fois. Je compte sur Oli et Henri-John pour déclencher la confusion générale.
J’ai décidé d’arrêter ce journal. Aujourd’hui, ou demain. J’écrirai autre part, autre chose, je ne sais pas au juste… Il correspondait à une période de ma vie qui prend fin. Peut-être devrais-je m’arrêter sur ces mots. Griffonnés en plein ciel, plutôt que de basculer dans une merde lyrique.
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Ce fut pour une histoire vraiment très bête que nous retournâmes à la maison : Oli avait oublié son certificat de mariage.
Nous fîmes demi-tour, au petit matin, sur le pont de Sagamore. Partout dans le monde, il y a des gens qui sont tellement cons. Nous risquions d’avoir des problèmes pour louer des chambres d’hôtel et le Grand Canyon n’était pas la porte à côté. Nous avions fait les idiots avec ces papiers, Oli et moi, et il avait fini par clouer le sien à la porte de sa chambre. Le mien, je l’avais transformé en chapeau, puis en entonnoir à bière, mais Édith était intervenue et me l’avait confisqué avant que je ne le baptise à la Budweiser. Ça avait été une fameuse nuit.
Georges nous avait loué une décapotable. Blanche, avec des sièges en cuir rouge. C’était Oli qui conduisait, un bras autour des épaules de Meryl. On écoutait Mother’s Little Helper. On s’amenait par Bay Village Road, au nord de Truro. Il y eut un envol de hérons, juste au moment, ou l’on tournait dans le chemin qui descendait vers la maison. On leva tous les yeux en l’air.
La voiture dérapa aussitôt, en quittant le bitume. On avait l’habitude, on avait pris ce virage au moins cent fois comme des forcenés. Mais ce matin-là, il y avait Rebecca qui arrivait en vélo.
On la projeta dans les buissons. Elle fut tuée sur le coup car une machine avait taillé les arbustes. Une branche coupée en biseau lui transperça la poitrine.
Dans le même temps, Oli donna un grand coup de volant et on bascula sur le côté. Édith et moi fûmes éjectés au premier tonneau. La Buick continua de dégringoler.
Méryl mourut dans la nuit, à l’hôpital. Oli sortit du coma deux jours plus tard. On avait évité l’amputation de justesse. Voilà.
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— Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?
— Rien… Il m’a dit qu’il ne comprenait pas… Il m’a pris dans ses bras parce que je rebaisais avec sa fille.
— Je crois que c’est la vérité, tu sais… Je ne crois pas qu’il ait tramé quelque chose avec Collins. Et Heissenbüttel est un crétin sans estomac…
— Oui… enfin ce n’est pas très clair… Je trouve qu’il y a beaucoup de croisades, en ce moment, et les troupes ne sont pas très lumineuses… Il y a trop de gens qui se mêlent de vouloir vous faire traverser la rue quand on n’en a pas envie… Même s’il n’a rien tenté de précis contre Édith, ce dont je ne suis même pas sûr, il préférait la voir morte que divorcée, il me l’a dit… Ton père est un type dangereux, Oli, et tu le sais bien. N’importe quel type qui croit détenir une vérité est une menace pour les autres. Il n’a qu’à aimer son prochain, c’est tout ce qu’on lui demande…
Nous sortions d’un repas avec l’avocat de Giuletta. J’avais montré à cet homme, à l’aide d’un morceau de ficelle, que le nœud avec lequel il prétendait nous étrangler – je veux dire Oli – n’était qu’une illusion. Il en avait frotté ses lunettes. Puis réalisé que l’affaire n’était peut-être pas gagnée d’avance, qu’avec mon témoignage – j’avais une valise pleine de cravates avec laquelle cette jeune hystérique avait tenté de séduire un père de famille – la plainte pour détournement de mineure ne tiendrait pas longtemps.
Oli lui avait signé un petit chèque. Après son départ, nous avions parlé de la tournée du Ballet à Leningrad. Oli voulait que nous y retournions ensemble. J’avais souri.
Puis je lui avais dit que j’avais rencontré Georges chez ma mère. Et que je leur avais annoncé qu’Édith et moi avions repris nos relations sexuelles.
— C’est un bon début, Henri-John…, m’avait glissé Georges à l’oreille, pendant que ma mère et Ramona hochaient la tête.
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— Bien sûr qu’ils vont compter tes adverbes, tes malgré que, et mesurer la taille de tes ellipses… c’est leur métier… Mais toi, tu n’es pas en train de te couper une robe de soirée, tu écris un livre… ! Ne t’occupe pas de ce qu’on écrit sur toi, que ce soit bon ou mauvais. Évite les endroits où l’on parle des livres. N’écoute personne. Si quelqu’un se penche sur ton épaule, bondis et frappe-le au visage. Ne tiens pas de discours sur ton travail, il n’y a rien à en dire. Ne te demande pas pour quoi ni pour qui tu écris mais pense que chacune de tes phrases pourrait être la dernière. Laisse-le gratter à la porte, il va se fatiguer, ou veux-tu que j’aille lui parler cinq minutes… ?